Lorsqu’on veut bien dîner, il faut monter.
Ce soir, la troupe a décidé d’aller chez Nikos. A pied. En haut.
Un joli programme de sportif en vacances, deux petites heures de marche pour aller dîner.
Une mini-expédition dont certains, qui n’ont pas l’habitude de marcher, s’inquiètent. D’autres, plus aguerris, savent que la marche sera belle, et récompensée.
Au programme, le GTB – le Grand Tour de la Baie. Monter Nord-Ouest la pente raide qui mène à T… ; prendre le sentier en balcon qui parcourt la baie, savourer son panorama exceptionnel. Traverser le Hameau Merveilleux (on y reviendra, lui aussi). Pour finir, remonter jusqu’au village de L…, anciennement capitale de la région, et arriver chez Nikos.
On pense salade d’aubergines, moussaka, souvlaki, sardines grillées. On y va comme ça, parce que c’est les vacances et qu’il faut dîner, et changer un peu des tavernes de la plage ou du port. Nikos a bonne réputation, une maison classique, avec une jolie terrasse, et l’appétit aiguisé par la marche sera complaisant.
Rien de transcendant, du solide.
Si seulement on savait…
Dès les premiers mètres de montée, la sueur traverse les pores, inonde le T-shirt. Les plus élégants marchent torse nu pour garder la tenue de soirée. Moi, je ruisselle. Sècherai bien assez vite en haut ! Et l’eau du corps au bord de mer ne sent pas, simple mécanisme d’évaporation et de thermalisation, rien à voir avec les aisselles du métropolitain.
Bientôt, nous surplombons la baie d’E…, et marchons tranquillement, un oeil sur les grosses pierres parfois irrégulières qui forment le beau sentier, l’autre sur la mer, au loin. Les îles voisines qu’on devine dans la brume de chaleur. Les crêtes au-dessus de nous. Les points blancs des chapelles perdues dans les hauteurs. Les moulins en ruine, perchés tout en haut, là où le vent vous dévisse la tête.
La marche se prolonge en terrain couvert, entre les figuiers, certains de Barbarie, les oliviers, le crottin d’âne et les chèvres qui nous observent avec méfiance (la fête nationale approche, pour certaines d’entre elles, ce sera la fin).
Une dernière remontée d’escalier aux grandes marches fatigantes, et nous arrivons à L….
Il est tôt pour dîner, une bière en terrasse nous fait patienter.
Quelques gorgées plus tard, séchés par le vent, le corps échauffé par la marche maintenant bien détendu, nous allons chez Nikos, où nous avons réservé.
Le serveur-hipster enthousiaste et tatoué, à la barbe aussi longue que son crâne est rasé, au débit effarant de vitesse et très sympathique qui s’occupe de nous, signale un spécial du jour : de la pancetta à la braise. Intrigué de cet emprunt à l’italien dont je me doute qu’il désigne un travers, de la poitrine, ou une côte parisienne, je me laisse tenter.
Quelques minutes (longues et agréables) plus tard, après avoir apporté le pain et les couverts, les bières et l’eau, puis les premières entrées – délicieuses, surtout la salade d’aubergines et les kolokithokeftedes – notre « servster » revient tenant une pile d’assiette, dont une en particulier que je sens arriver de loin.
Je ne suis pas le seul.
L’amoncellement de grillade qu’il transporte est spectaculaire, son fumet attire tous les dîneurs et les chats de la terrasse, sa couleur magnifiquement dorée de belle viande débordant de part et d’autre du pauvre récipient fixe le regard.
Première impression : sa pancetta vaut le déplacement, et le cochon qui m’a donné sa viande semble avoir été aussi généreux de sa mort que gourmand de son vivant.
Et je n’ai pas encore goûté !
Une cruelle politesse me fait attendre que tous soient servis – ou bien qu’on m’en dispense – et, armé de mes seuls couverts, j’entame le débat avec mon assiette.
La première bouchée me fait monter les larmes aux yeux.
Ce cochon est une pure merveille !
Un délice ! Un fondant ! Goûteux ! Savoureux !
Le parfum de charbon se superpose à celui, bien enfoui dans la graisse qui persille généreusement le morceau, des aliments qui l’ont nourri, dans la propre ferme de Nikos. Des champignons, peut-être ? Des glands ? Des figues ?
La blancheur de son lard est gage de générosité, la tendresse de sa viande est une ode à la joie, et la cuisson parfaite réussit un mélange absolu.
Quelques bouchées plus tard, alors que l’assiette semble toujours aussi pleine, je remarque que mes amis boudent quelque peu leur plat. Lorgnent vers le mien.
Il va falloir que je leur fasse goûter.
Alors, offrant ma fourchette garnie de bouche en bouche, choisissant avec amour et expertise des morceaux particulièrement représentatifs de ce chef-d’oeuvre de grillade – la portion est tellement généreuse que même moi n’éprouve aucun mal à partager – je les embobine. Les taquine. Les rends malades de désir, fous de joie, les fait se vriller de bonheur.
La pancetta de Nikos provoque une folie collective, chacun en veut son morceau, aimerait regoûter, en reveut un petit bout, encore un petit bout, juste un petit bout…
Mais, c’est assez ! Mon appétit reprend ses droits et je finis, avec enthousiasme, sans toucher à mes frites, ce pur concentré de garrigue grecque.
Lorsque le servster revient avec son haut débit, son bel accent anglais et son sourire, il ne reste plus que quelques os. Les cartilages, je les ai mangés. La viande, je l’ai dévorée. Le gras, je m’en suis repu.
L’ivresse alimentaire embrume la fin du repas, l’aisance et la quiétude me portent tranquillement jusqu’au sentier du retour. La redescente au port s’effectue en douceur, le corps ragaillardi de tant de plaisir, s’affairant maintenant à tenter de digérer.
Parce que ça, je le sais, j’en ai pour toute la nuit…