Dégaine ton steak, Peter Luger !

A chaque nouveauté, sa répétition. A chaque nouvel itinéraire, son double.

A chaque steak, son rendez-vous raté.

Lorsque je redescends, toujours depuis la 57ème rue, toujours en direction du Sud, toujours prêt à me diriger vers Brooklyn au pont de Williamsburg, je ne reconnais plus rien.

Pourtant, je reprends exactement le même chemin que la veille. Mais l’anticipation n’est plus la même : là, j’ai la certitude de savourer, et la marche n’est qu’un outil à ma disposition.

Cette fois-ci, j’ai réservé !

Les immeubles autour de moi, les espaces verts carrés qui jalonnent ce défilé urbain, je les vois. Non pas de l’oeil blasé qui les a déjà tous vus mille fois ; non pas de l’oeil du connaisseur qui les a appréciés depuis toujours ; non, de l’oeil faussement confiant et pourtant circonspect de celui qui parcourt un chemin pour la deuxième fois.

Je l’ai vu, hier, cet immeuble à la façade bizarre, finissant en pointe triangulaire (tout le monde reconnaîtra).

Je suis passé, hier, devant ce magasin de marque dont les blousons me vont comme une paire de mitaines.

Je n’éprouve plus la même surprise lorsque je repasse sur cette place que je vis pour la première fois hier, cette place que je ne connaissais pas, grande et animée, urbaine, industrieuse, en plein New York, hors des paradigmes touristiques, cinématographiques, ou simplement chic. Un simple New York avec de vrais gens.

Mais, continuons ! La viande n’attend pas !

Un frisson de familiarité, une fantaisie d’appartenance me traverse tandis que j’en fais de même avec le pont. Serais-je ici chez moi ? New York permet cela, que tellement d’autres villes ne permettent pas : on y est chez soi, cela va de soi. Un peu comme lorsqu’on se retrouve dans la nature – oui, on est toujours chez soi, dans la nature ! – à New York, la diversité est telle qu’il y a toujours des gens qui vous ressemblent beaucoup, et qui sont chez eux. Alors, on est chez soi.

12h10.

J’arrive devant Peter Luger. Cette fois-ci mon sourire n’est pas naïf et prêt à s’avouer vaincu comme hier, il est knowing (le mot existe en français, mais c’est tellement plus new yorkais de le dire en anglais). Le maître d’hôtel cherche mon nom sur sa liste, tandis que je fais mine de m’impatienter. Il le trouve.

Je le savais bien.

Me sourit. Et me conduit à une table.

Peter Luger, à nous deux !

Rapidement, tout est dit : un steak pour un (espérons qu’il ne sera pas trop petit), bien saignant, épinards et frites, un verre de Cabernet de Californie.

On est en Amérique, ou pas ?

Quelques minutes après, arrive le verre de vin – une chaude robe rouge intense dans un grand verre à pied, des larmes que je vois couler du bout de la salle, une odeur de barrique que je devine avant même que le serveur ne le pose sur la table.

Ce sera un vin californien, peu subtil, puissant et goûteux.

Des petits pains chauds, du beurre, suivent.

Soudain, un grand escogriffe vêtu de noir et blanc s’approche de ma table, l’air menaçant, la démarche chaloupée. Il tient posé sur ses mains une arme d’un nouveau genre, véritable déclaration de guerre à tout esprit de raison alimentaire, écologique, sentimentale ou civilisationnelle.

Cet homme, ce Peter Luger réincarné, tient posé sur un plat le plus gros morceau de viande « pour un » que j’ai jamais vu de ma vie.

Ce n’est pas un steak, c’est un animal. Une bête, que dis-je, un monstre !

Et Peter Luger s’en sert comme d’une arme pour me réduire au silence. Il le fait passer sous mes yeux écarquillés, dépose le plat devant moi, l’incline légèrement en le calant sur une assiette renversée afin que la graisse s’écoule sans se figer sur la viande – un geste aussi ridicule que le déclochage simultané des plats dans une hôtellerie de province en mal de renouveau, le comble de l’attention ringarde, mais une belle efficacité – et me laisse.

Sans se retourner. Sans autre mot qu’un sardonique

« Enjoy! »

digne d’un Clint Eastwood en quête de nouveaux ennemis.

Peter Luger a dégainé son steak, vais-je me montrer à la hauteur ?

Le calme revenu, la table installée, le serveur reparti vers d’autres missions, je me détends. Inspecte mon adversaire. Sous toutes les coutures.

La viande est tranchée, les morceaux laissent percevoir une qualité sublime, et une cuisson parfaite (c’est tellement rare aux Etats Unis !). D’une belle couleur rouge, la surface joliment marquée, veinée de blanches jouissances qui attendent le palais, ce steak pour un me fait de l’oeil.

Alors, dansons !

Inutile de se réserver, de réfléchir à l’ordre dans lequel on va manger les morceaux, inutile de prendre son temps – de toute façon, la viande aura raison de mon appétit, de mes hésitations, suffisamment goûteuse, tendre et imposante pour que je jouisse en toute quiétude de sa dégustation.

Premier morceau dans la bouche – le laisser se poser.

Attendre quelques secondes. Les sucs descendent le long des joues, sur la langue, vers la gorge.

Attendre, puis d’un coup mâcher. Ecraser facilement la tendre barbaque sous les dents, la réduire en purée grossière – pas trop, c’est de la viande, pas un légume fibreux ou une céréale complète – et la sentir glisser dans l’oesophage, vers l’estomac.

Attendre un peu, pour dire. Faire le sobre.

Et recommencer.

La fusion de l’aliment avec le corps est parfaite, consistance sur consistance, troublante sensation de similarité que procure la viande lorsqu’elle se niche dans notre viande, insurpassable. Une déclaration d’amour, un cannibalisme policé, plaisir des sucs, du goût et du mélange.

Accessoirement je chipe quelques feuilles d’épinards, une frite ou deux, mais l’idée n’est pas là.

L’idée, c’est de manger ce steak pour un qui me remplit d’extase.

Duel gagné d’avance maintenant que son manager s’est éclipsé, bataille livrée avec ardeur et facilité, mon entreprise de démolition s’avère aussi facile qu’exhaustive.

L’assiette se vide, la graisse se fige, l’épinard survit, le ventre est plein. Un contentement fugace, dernière gorgée de Cabernet, suivi d’un début de torpeur. La lourdeur caractéristique d’une digestion ardue.

A cela, un seul remède : marcher !

Flâner dans New York, plein nord et ventre plein, pour une vraie promenade.

Peter Luger… « Steak pour un »… « Enjoy! »…

Poésie américaine.

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