Fallait-il aller en Inde avec huit points de suture à la jambe ? Ou plutôt, six là où il en aurait fallu huit.
Etait-il sage de retourner pour la quatrième fois dans ce pays merveilleux, lumineux, irrésistible, mais aussi noir de monde, de crasse et de misère, à devoir refaire tous les soirs un pansement bien étanche pour protéger une plaie qui ne l’est pas ?
Cinq jours que je suis à Kolkata. Je marche d’un bout à l’autre de Salt Lake, depuis l’hôtel de luxe où j’ai été tenté de m’installer cette fois-ci, jusqu’à l’institut où je me rends pour travailler.
Sortir de l’hôtel, prendre à droite, puis à gauche. Ensuite garder le cap, tout droit sur l’avenue, longer les petits immeubles, les imposants complexes administratifs, les écoles et centres de formation, les publicités pour des cours particulier ou de l’informatique ; passer devant les gargotes qui sentent si bon mais font un peu peur – particulièrement au moment où la vaisselle est faite, sous vos yeux, à même la rue.
Après 30 minutes de marche, Central Park.
Il suffirait de le traverser pour se retrouver, à l’opposé, de nouveau sur le bon chemin, presque arrivé à l’institut. Cette suggestion, la première fois, m’a attiré des rires gênés et des sourires en coin de la part de mes collègues locaux.
« Traverser Central Park ? C’est dangereux… » me dit l’un.
« En vingt ans, je n’y suis jamais entré. » dit l’autre.
« Pour les prostituées et les drogués ! » affirme un troisième avec véhémence.
Bien, je contournerai donc le parc. Par l’est. Avec comme point de repère pour le retour, la statue du libérateur Netaji. Ensuite, quelques pâtés de maison, un marché à traverser. Un canal à longer.
Le retour se fait par le même chemin – essayer de contourner Central Park de l’autre côté m’a coûté une fois plus d’une heure, je n’ai jamais recommencé.
A la fin de la journée, redescendre jusqu’à l’hôtel. Pénétrer brutalement dans la fraîcheur, la propreté, le luxe. Me doucher, la jambe emballée dans du film étirable. Refaire un pansement. Chaque journée est dense, je ressens une fatigue liée à la blessure, à l’inquiétude de l’infection. Besoin de rester au frais, à l’ombre, au sûr.
Le sixième jour est différent : c’est un dimanche, mon dernier jour sur place, un jour de repos. Et surtout, c’est le jour du Holi festival, la mère de toutes les colour runs qui fleurissent dans le monde entier. Le Holi festival, ce sont des millions de gens à travers l’Inde qui dans un joyeux carnaval se saupoudrent mutuellement et avec enthousiasme de couleurs riches et variées. Une fête extraordinaire à laquelle l’Inde vous invite avec son habituel et toujours surprenant mélange de frénésie et de légèreté, de respect et d’intrusion, de tempérance et de folie.
Pour ceux que la foule indienne habituelle stresse déjà, Holi est un film d’horreur en pleine lumière, une farandole infernale aux facéties dignes de celles d’un joker batmanesque.
Pour moi, qui aie peur que ma blessure ne se rouvre, le bain de foule m’est tout simplement interdit.
Alors, toute la journée, je reste assis dans le hall de l’hôtel, à regarder passer les gens. Des familles venues en vacances à Kolkata, des hommes d’affaire. Des touristes.
Banals et enthousiastes lorsqu’ils sortent.
Arc-en-ciel lorsqu’ils rentrent.
Du bleu, du vert, du jaune, de l’orange, du rouge. L’air épuisés et hilares, adultes, parents et enfants de même. Savourant la climatisation et les boissons rafraîchissantes du hall de l’hôtel.
La journée avançant, je regrette ma retenue – j’ai été sage, c’était très chiant.
Maintenant que la nuit est tombée, je me décide d’aller, pour la première fois, dîner au réputé restaurant de l’hôtel, le Guchhi.
Un long couloir sombre en descente fait une belle transition entre le hall lumineux dans lequel les bruits de la fête et les visages de toutes les couleurs m’entouraient, et la quiétude luxueuse et confortable du restaurant.
Juste au-dessus de l’entrée, un énorme vase en verre est suspendu, rempli de petites choses noires dont je devine mal, dans l’éclairage quasiment inexistant, la nature, la forme ou la fonction.
Accueilli avec effusion et discrétion – comment cet oxymore est-il possible… ? Ah oui, nous sommes en Inde ! – par un maître d’hôtel ravi de recevoir son premier client, je pénètre dans le restaurant et décide de m’installer au comptoir, vue plongeante sur le tandoor et le chef qui y officie.
Une des grandes inventions de la cuisine indienne du Nord réside dans la douce cuisson au four vertical à charbon. Le tandoor permet de parfumer parfaitement les aliments préalablement marinés, tout en réalisant une juste coagulation des sucs, procurant au palais un plaisir incomparable unissant le fondant du tajine à la percussion du barbecue.
Une Kingfisher, le menu entre les mains, quelques papadums pour se faire la langue.
Devant moi, le chef plonge ses immenses brochettes dans le four, les tournant de temps à autres, les sortant, les inspectant, les reposant, tandis qu’il se sert des parois du four pour faire rôtir des naans. La découverte de cette technique me fascine et il faut l’intervention d’un serveur bien intentionné pour que je réfléchisse à commander.
Perplexe, je ne sais quoi prendre, tout a l’air bon. Mon serveur suggère :
« Do you like morels ? »
Do I like morels… ? Aucune idée !
« Guchhi », insiste-t-il, comprenant que mon anglais ne vaut pas mon hindi.
L’idée d’une paire de chaussures me traverse l’esprit, j’espère me tromper.
Finalement, il m’abandonne au comptoir et revient quelques minutes plus tard avec une grande assiette pleine de morilles.
Je finis par comprendre – morilles, morels, d’accord.
« Guchhi is the indian name for morels, » continue le serveur.
Des morilles, en Inde ? Quelle idée ? Et pourquoi pas des topinambours ou des rutabagas ? Je suis tombé sur le seul restaurant indien qui importe des morilles !
Est-ce un bon choix ? J’en doute. Je fais la moue, regarde du côté des poulets et autres crevettes.
Face à mes réticences, il précise : ces morilles sont absolument indiennes, en provenance des contreforts de l’Himalaya. Plus précisément, du Cachemire. Elles sont depuis toujours considérées comme un mets d’exception en Inde, et le restaurant leur rend hommage.
Sans plus hésiter, je me laisse tenter. Et vois bientôt le chef monter une longue enfilade de morilles à la peau sombre masquées de marinade rougeyoante, puis la faire disparaître dans les profondeurs du four en terre.
J’attends.
Chez moi, la morille se mange simplement tombée au beurre, avec une larme de crème, tout le plaisir résidant dans la force du goût et la mâche originale, un peu élastique. En attendant la version orientale, je campe sur mes positions.
Bientôt la brochette se dépose dans mon assiette.
J’inspecte.
Première constatation : la beauté des alvéoles partiellement remplies de marinade, les myriades de coulures fractales cristallisées par la chaleur, les reflets rouges et noirs – ces morilles sont joueuses !
Mise en bouche, l’attaque est vive, les épices très présentes. Ensuite, la croque révèle comme espéré l’intensité du goût de la morille, son jus terrien. Et la consistance est parfaite, ni caoutchouteuse ni trop molle, la chair juste attendrie par la cuisson, bien traitée.
Je vérifie, la deuxième se montre à la hauteur ; maintenant sûr de mon fait, je savoure les suivantes.
Entre deux bouchées de champignons, un lambeau de naan. Une gorgée de bière. Un regard sur le four face à moi.
Au dernier moment je ralentis et déguste, ces morilles ont une fin.
Le repas se conclut par un biryani plus classique.
Finalement repu, ravi de cette nouvelle proximité dans la grande différence indo-européenne, je quitte le restaurant d’un pas lent.
En passant la porte, je relève la tête et regarde d’un oeil maintenant averti le grand vase rempli de ces guchhi à la forme redevenue familière.