Aller dîner à Mani Square

Les villes indiennes sont réputées pour être fatigantes. Harassantes. Ereintantes.

Délirantes.

Kolkata (l’ancienne orthographe Calcutta n’a de sens que prononcé à l’anglaise) condense l’ensemble des villes indiennes dans son immensité, sa frénésie, ses kilomètres de chantiers inachevés et qui le resteront certainement, les terribles disparités qui perdurent.

Pourtant, on y ressent une certaine impression d’unité.

Alors que Delhi se pare de beaux quartiers et d’îlots résidentiels, alors que Bangalore ou Mumbay sont des villes modernisantes, vitalisées par l’informatique ou les affaires, Kolkata est une ville indienne. Bengali, plus précisément.

Peu de monuments datant de la colonisation – à part le mémorial à la reine Victoria et l’hôtel Oberoi, peut-être – pas d’enclave riche ni de villas imposantes, peu de centres d’affaires aux architectures en métal et verre réfléchissant, mais dans ses rues, une foule de gens qui marchent, courent, dorment, prennent les bus, les taxis, les (auto)rickshaws, mangent, cuisinent, vendent, achètent, travaillent.

Vivent.

Et meurent.

A Salt Lake, un plan d’urbanisme a présidé à la construction de quartiers destinés à la classe moyenne. Les rues sont larges, le plan, simple et souvent à l’équerre. Et dans ce quartier récent, s’est construit un hôtel de luxe moderne.

Le Hyatt Regency, pour ne pas le nommer.

On y accède depuis une rue relativement calme, mais on le voit surtout depuis l’EM Bypass, dominant de sa construction pompeuse cette avenue géante à la circulation infernale. Avenue qui se dédouble en hauteur pour accueillir le pharaonique projet d’une ligne de métro devant relier Kolkata à son aéroport. Ligne encore et toujours en construction, succession de piles de béton de quinze mètres de haut, en chantier permanent.

Ce soir, nous allons dîner au Flame and Grill, un endroit chaudement recommandé par mes collègues indiens. Dans le hall de l’hôtel, je retrouve L… et nous partons pour les quelques cinq cents mètres qui nous emmèneront à Mani Square, le centre commercial flambant neuf dans lequel se trouve le restaurant.

Les premiers pas nous font traverser les jardins du Hyatt, sortir dans la rue, quitter le calme et le luxe. Pour mieux emprunter l’EM Bypass. Le long de cette autoroute urbaine, des échoppes, des maisons en briques de terre cuite au toit en tôle ondulée, des garages, des épiceries, des buvettes, des gens. Assis, debout, couchés, à l’arrêt, en marche. Des jeunes, des vieux. Des très vieux. Des enfants.

Des gens qui nous voient passer sans nous accorder trop d’attention. Qui vaquent, s’affairent, préparent, discutent, travaillent.

Et nous, nous progressons dans cette foule. Anonymes malgré notre différence évidente, physique, tangible.

L… en est à sa première visite en Inde – moi, la deuxième. Il est impressionné, légèrement circonspect. Je le sens inquiet.

Je joue au vétéran.

Arrivés au niveau de l’hôpital qui jouxte Mani Square, nous devons traverser.

Comme souvent, c’est sauvage ! Pas de feu, de passage piéton, nous tirons en biais en anticipant le flot des voitures, choisissant le bon angle pour arriver de l’autre côté avant de nous faire écraser.

Entre les deux voies de circulation, le chantier du métro. Sol en terre, dans le noir, quelques tentes installées pour la nuit, ou pour la vie. Un no man’s land habité.

Des rats bien dodus se promènent de tente en tente, de poubelles en détritus.

En quelques mètres qui passent lentement, nous traversons cet espace innommé avec une sourde sensation de malaise, ayant laissé derrière nous l’hôtel de luxe, à destination du centre commercial clinquant et de son restaurant réputé. Pris au milieu du plus extrême dénuement, de la pauvreté la plus dure.

L… me demande : « Ce n’est pas dangereux, ici ? »

Je lui réponds que non, absolument pas.

Il hoche la tête et insiste : « Au Brésil, on serait déjà morts ! »

Je trouve cette réflexion drôle, et troublante. Pourquoi, en Inde, les pauvres ne sont-ils pas rebelles ?

Tandis qu’une cargaison de stéréotypes me traverse l’esprit, nous finissons de franchir cet espace hors de nos normes mais pas hors du monde – pas en Inde, pays où la pauvreté marginalise peu – et nous arrivons bientôt devant le centre commercial.

Passage du portique détecteur de métal, inspection des sacs, nous montons au 4ème nous installer au Flame and Grill.

Enfin !

Vite oublié, le bidonville, oubliées les tentes et les rats, nous nous rafraîchissons de Kingfisher, nous rassasions de brochettes de toutes sortes finies sur le brasero installé à même la table – crevettes géantes du delta, poisson bekhti façon tikka, poulet façon tandoori, champignons, paneer, le tout à volonté.

Une orgie de grillades à l’indienne du nord.

Les mets parfumés et savoureux, bien marqués du charbon de  bois et des épices, peu pimentés, descendent avec douceur dans la gorge, la Kingfisher les fait glisser de sa mousseuse amertume.

Ces entrées (!!) nous occupent longtemps, le temps passe furtivement, en bonne compagnie, entre brochettes et fraîcheur.

Alors que nous sommes déjà repus, un serveur vient nous indiquer poliment la présence d’un buffet dans la salle à côté.

Les plats principaux sont servis !

Curieux, nous allons voir. Riz, pain, légumes, poissons et viandes en sauce… Nous n’avons plus faim, mais il est difficile de résister au biryani, aux pois chiches, aux dal puri, redoutables petites galettes soufflées de farine de lentilles.

Après un aller-retour ambitieux, nous finissons par repousser nos assiettes. Complètement remplis.

En ce qui me concerne, le dessert est hors de question. Totalement impensable. Je laisse ça aux jeunes.

Non, vraiment.

Ou alors… une toute petite portion… juste pour goûter les jalabi, ces pâtisseries que l’on croit maghrébines en France et qui sont internationalement arabes : petits rouleaux de pâte orange tubulaire remplis de sirop, de sucre, de miel et d’huile de friture.

Un régal.

Une orgie.

Une tuerie.

Une erreur.

Peu après nous sortons, le ventre plein comme une barrique, une merveilleuse ivresse alimentaire et glucidique aux commandes. L’air béat. Le soir encore chaud finit de nous achever, nous entamons avec lenteur le chemin du retour.

Bientôt, nous retraversons le no man’s land sous le métro en construction. Notre extrême satiété nous empêche de ressentir la dureté du lieu. La pauvreté. Notre indécence.

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