Chefchaouen. Ville de l’Atlas, à mi-hauteur, en pleine région du Rif. Région du kif.
La randonnée dans la montagne débute par un matin blême, un soleil voilé, les grands conifères sur le bord de la piste.
Nous montons.
Notre guide se vide aujourd’hui, c’est une « journée blanche » pour lui. Une journée de vidange, de purge, de purification. Son Kippour du jour, son discret Ramadan.
Il jeûne pour se sentir plus léger, ne boit pas d’alcool et ne fume pas de shit pour garder les pieds sur terre.
Sortis de la ville, nous découvrons les beautés de cette montagne étonnamment verte dans un pays si chaud. Croisons quelques troupeaux de moutons, quelques vaches.
Plus remarquables encore, des champs de cannabis. De ci, de là, tout autour, formant un délicat patchwork ton sur ton qui anime la montagne, à quelques mètres à peine du sentier. Même pas dissimulés. Ces champs sont petits, des carrés de 10m par 10m, comme un potager ou un verger chez nous. Pas de barrière, pas de protection, tout le monde sait lequel est à qui. Et ce qu’on y plante.
Intéressés, nous sommes, jeunes français, amateurs de bons produits. Intrigués. En prise avec une réalité que nous pensions renvoyée dans des contrées bien plus orientales, Afghanistan, Inde ou Thaïlande. Mais ici, juste en face de Gibraltar, tout juste de l’autre côté de notre mer commune, s’étendent, à perte de vue, des inserts de cannabis dans la verdure alpine.
Nous aimons. Nous sommes d’accord. Nous trouvons cela exotique, et tellement simple ! Notre guide a en réserve de quoi nous réjouir les poumons, dès que nous serons redescendus. Mais pour l’instant, nous marchons. Refaisons le monde. Discutons de la mémoire de l’eau (oui, c’était cette époque-là…).
Nous n’avons rien pris à manger, l’air frais et la marche rude nous suffisent. Un thé le matin à l’hôtel nous tiendra jusqu’à l’après-midi.
De vigoureux torrents descendent encore de la montagne, notre guide nous parle des cascades magnifiques. Nous n’irons pas jusque là. Préférant rester sur les chemins peu fréquentés.
L’air est pur, la montagne est sauvage, nous sommes imprégnés de ces sensations universelles qui accompagnent la randonnée : fiers, à l’écart, et en haut. Seuls entre nous, bien ensemble, loin du monde.
Libres.
Toujours des champs de cannabis, que nous ne remarquons plus vraiment – l’étoile à sept branches confondue avec le reste de la flore.
Une parenthèse pour nous qui sommes ici depuis cinq jours, à végéter avec bonheur et sans effort dans les rues de Chefchaouen. Une grande inspiration.
Alors aussitôt redescendus, nous sentons la faim qui nous gagne.
Rien mangé, bien marché, vu, senti, respiré… nous crevons de faim ! Et nous nous dirigeons vers la place de la grande mosquée, là où se trouvent les vendeurs qui nous intéressent.
Un, en particulier.
Son étal repose sur un petit chariot bien organisé, comportant une grande bassine à frire avec, à droite, un petit plan de travail qui soutient un grand saladier de pâte et un petit bol d’eau.
« Combien on en prend ? » me demande P…
« Pour nous quatre… douze ! »je réponds, le ventre vide de notre randonnée.
P… passe la commande.
Et le voici parti, notre acrobate du beignet, notre jongleur de sfenj, qui se lance dans la fabrication express de nos douze bouchées de plaisir.
Tremper une main dans l’eau. Se saisir d’un peu de pâte. La rouler grossièrement en boule puis la faire virevolter façon pizzaiolo di Marocco pour lui donner sa belle forme torique. Et surtout, c’est là qu’est le geste, accompagner le lancer dans la friture d’une belle rotation – sans quoi, la pâte molle retomberait sur elle-même pour ne plus former qu’un tas informe indigne du nom – de sorte que le sfenj amerrisse dans l’huile chaude et continue de tourner sur lui-même quelques secondes, le temps de gonfler et de solidifier son enveloppe.
A mesure de leur cuisson, les jolis beignets bien dorés sont piqués du bout d’une baguette pointue, enfilés sur un lien végétal qui serait extrêmement chic et tendance chez nous, et n’est que traditionnel et parfaitement adapté à son usage là-bas. A notre demande insistante, ils sont saupoudrés de sucre – les puristes les mangent nature, mais nous subissons notre conditionnement : un beignet, c’est sucré.
Notre jongleur continue, une main à façonner, une à frire, une à piquer, une à enfiler, un vrai Kali du Maghreb. Derrière nous de nombreux gourmands attendent leur tour, profitant du spectacle offert par le virtuose.
Voilà. Les beignets sont prêts.
Nous payons et allons nous installer sur un escalier, à la fraîcheur d’un pan de mur. Et nous dévorons !
Les sfenj à peine sortis de leur bain brûlent la langue, le croustillant superficiel de la pâte masque un instant une élasticité qui nous fait jouer les grands fauves, arrachements et déchirures, grands mouvements de tête, coups de dents et langue enveloppante, nous lappons le jus qui s’en écoule, savourons le fin goût de levure, agglutinons sur nos commissures le sucre légèrement siroté au contact de la surface chaude.
Vraiment, c’est le kif !
Le petit coin de papier que nous avons récupéré pour tenir nos prises est bientôt translucide, détrempé de graisse, nous finissons par nous essuyer les doigts sur nos shorts couverts de la poussière de la marche, créant une pâte odorante et collante, une vrai poix.
Les dernières bouchées avalées, le câlin stomacal terminé, nous nous levons. Objectif : l’hôtel, la terrasse, la sieste.
Satisfait, je regarde une dernière fois en direction de notre artisan-fritier. Toujours en action. Toujours autant de monde devant son petit chariot. Toujours autant de spectacle.
Et je finis par remarquer quelque chose.
« Tu as vu ? » demandé-je à P…
« Vu quoi ? » me répond-il entre deux rots d’aise.
« Le marchand de beignets… »
« Oui, et alors ? »
« Il est aveugle ! »
Incrédule, il regarde. Et constate.
Stupéfaits, nous partons.
Nous sommes sans voix.
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