The all-you-can-eat buffet hike

Il faut manger pour vivre.

A d’autres !

Il faut se nourrir avec modération, subvenir aux besoins vitaux de son corps, le régénérer, et lui accorder avec parcimonie ses doses de plaisir.

Balivernes !

L’alimentation est la première des médecines, au service du corps, de sa bonne santé, de son bon fonctionnement.

Non, mais vous y croyez, vous ? Vraiment ?

Aux Etats-Unis, on a depuis longtemps répondu par la négative, et s’y développe le sentiment que certaines questions doivent être reformulées à l’envers. Ainsi, on ne demande pas : combien faut-il que j’ingère pour récupérer l’énergie dépensée ? Mais plutôt : comment doser mon effort pour venir à bout de tout ce que j’ai avalé ?

Souvent, la réponse est : c’est impossible ! D’autant que l’homo americanus, en avance sur son temps, a depuis plusieurs générations tendance à partir perdant, se laisser berner par l’abondance, le pléthorique, l’accumulation.

Il faut admettre qu’une sorte de magie rudimentaire opère lorsqu’on visite pour la première fois un de ces buffets all-you-can-eat où, littéralement, la seule limite à la consommation est son propre appétit. Son intérêt pour la démesure. Son ambition. Son goût du défi. Des qualités qui n’ont plus rien à voir avec une consommation réaliste dirigée vers l’utilisation de l’énergie emmagasinée.

On se voit manger, on s’imagine manger, on se met en scène.

On ne mange pas, on joue.

Et jouer avec la nourriture, on le sait, n’est pas recommandé.

Dans un joli hôtel du Vermont, la pancarte à l’entrée du restaurant semblait indiquer que le brunch du dimanche était taillé pour les plus costauds, et qu’il était conseillé d’y avoir le ventre plus gros que les yeux.

L’hôtel vous mettait au défi de finir, le client se sentait pousser des ailes armées de fourchettes à l’idée du festin, chacun rejetant sur l’autre la responsabilité de capituler.

Pour le restaurant, le buffet à volonté est une ruse visant à satisfaire le gourmand le plus obstiné tout en réduisant le service, la préparation, le montage, la présentation, bref, de remplacer le travail par le self-service, une des inventions de génie du capitalisme américain.

Pour le consommateur, c’est une fausse facilité qui se traduit par un inconfort, une régression, une satiété dévalorisante. Ah ! Si l’on pouvait demander ce que l’on veut, l’attendre, se le faire servir, et déguster… mais au buffet il faut se lever, passer de long en large pour inventorier l’accumulation, imaginer des stratégies hypocrites, se tromper discrètement, faire semblant de se censurer, ne pas s’avouer que l’on reprendra trois fois du bacon avant de passer aux viennoiseries.

Alors le plaisir est réel, mais infantile, une sorte de gavage en autosuffisance qui ne traduit pas son appétit, ni son goût, mais plutôt, son incapacité à se connaître.

Reste la solution de la dépense. Du don de soi. Du potlach après le potage pour se remettre sur les rails. Répondre à l’excès par l’excès pour éviter la sumoïsation.

Avec A…, nous étions déterminés à ne pas nous laisser abattre par l’opulence. Le matin radieux, la forêt profonde qui nous entourait, donnaient envie de marcher, de respirer, de se sentir vivre en plein air.

Alors nous étions partis, tôt. Marcher. Courir. Bondir ! Avoir faim !

L’atmosphère était toute de chaleur humide et lourde typique de l’été nord-américain, l’épaisseur de sa forêt, la densité de sa végétation, la présence des insectes de grande taille autour de nous.

Nous marchions sur un sentier étroit traversé de racines noueuses, jonché de pierres branlantes, souvent en dévers, dans des montées raides. Une belle randonnée, plus intéressante par l’effort qu’elle demandait que par le spectacle qu’elle offrait.

Des arbres.

Par endroits, de l’eau. Une rivière. De la mousse.

Des animaux qui seraient passés avant nous : cerfs, ratons-laveurs ou, pourquoi pas ? Un ours, nous ne vîmes rien. Occupés que nous étions à marcher vite, à nous doubler mutuellement, sans arrêt, aucun n’aimant être derrière, aucun n’étant légitimement censé être devant.

La sueur nous gagnait, la forêt autour nous étouffait, nous marchions vite. L’envie de nous perdre était présente, une simple suggestion initialement, suivie d’une forte impulsion. L’absence d’horizon, la scansion de nos pas, nous poussaient vers l’avant. Sans raison. Dans un essoufflement constructif qui nous faisait jouir de nos corps en mouvement, de nos muscles, de nos poumons. La belle chose que de marcher vite et fort, de se laisser dépasser, d’imposer un rythme pour jouer avec les irrégularités du terrain, avec le climat, avec la touffeur.

Nous étions partis et ne voulions pas rentrer.

Jusqu’à ce que, quelques heures plus tard, nous fassions une pause. Et que s’installe une lourdeur. Une fatigue.

Une soif, un peu d’eau prélevée à une cascade fraîche.

Armés de toute notre belle énergie décuplée en nature, nous repartîmes vers le bâtiment typique de la Nouvelle Angleterre, belle bâtisse en planches blanches et au toit rouge – surdimensionnée,  bien sûr.

De retour, la douche.

Une pause.

La salle à manger.

Retrouver le monde. Le brunch. La graisse.

Juste avant de commencer, une petite voix me dit que cette nourriture m’était inutile. Voire, nuisible.

Je ne l’ai pas écoutée. Jeté que j’étais dans les grands bacs fumants remplis de victuailles colorées, moelleuses et odorantes.

Présence de la nature, joie de se sentir vivant, plaisir de l’effort partagé ; gloutonnerie anesthésiante.

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