Ami e () végétarien ne () attention : ce texte est fait pour être dévoré ! Rageusement, si possible, avec de larges mouvements de balancier de la tête, de gauche à droite, de droite à gauche, tel le fauve secouant sa proie pour lui briser les vertèbres.
Lorsque l’homme redevient chasseur-cueilleur, que le citadin troque son costard pour un slip léopard, son téléphone mobile pour une massue, et ses chaussures en cuir – non, celles-là, il les garde – lorsque l’homme, le vrai, la femme, la vraie, font assaut d’appétit dans la capitale mondiale de la barbaque, les instincts les plus féroces resurgissent.
J’ai nommé : Buenos Aires.
Car il est vrai que le traitement qu’on réserve aux animaux qui ont été tués pour notre confort y est tout simplement exceptionnel.
Avant mon départ pour un périple américain, je pensais faire un comparatif entre l’Argentine et les Etats-Unis – et me réjouissais à l’avance de cette sorte de championnat du monde du steak.
Très vite, j’ai changé d’avis.
C’est décidé, je ne vous parlerai pas des steaks états-uniens. Rien à voir avec la politique – même si le (T)rumpsteak paraît aujourd’hui peu ragoûtant. Non, je ne vous dirai rien de ce burger prémâché avalé à la va-vite, de ce Ribeye steak engageant qui s’est révélé mou, fade et mal cuit.
Il n’y a rien à en dire. Il ne faut que s’incliner. Le match, équilibré sur le papier, s’est transformé en une véritable déroute yankee, une sorte de 7-1 historique en demi-finale de coupe du monde.
Parce qu’en Argentine, la viande, on sait la faire cuire. La gâter. La chérir. La choyer. On ne se contente pas de la poser sur une plaque ou sur une grille en attendant trois minutes, puis de la retourner avant de vous la flanquer dans une assiette.
Non, ici, on l’adore. On l’idolâtre. On la vénère.
On la respecte. Tout simplement.
Comme tout bon touriste débarquant en pays inconnu, j’ai commencé petitement.
Le quartier de Palermo est vivant, riche en restaurants, bars, cafés, hôtels, et se prête parfaitement à l’exploration gastronomique.
Premier soir, sur la recommandation quelque peu hésitante du concierge de l’hôtel – j’aurais dû prendre en compte sa légère retenue – je tente La Fonda del Polo. Au menu, que je ne comprends pas encore car les découpes et les noms, tout aussi variés qu’imaginatifs, diffèrent de notre lexique de boucherie, je finis par choisir un asado de tira.
Ah, mais, au fait : comment décrire l’asado de tira… ?
Bien. Voilà : imaginez que vous êtes cinq à table, en train de vous délecter d’une magnifique côte de boeuf cuite sur la braise. La viande est tendre, saignante, fondante.
Pendant que quatre d’entre vous discourent savamment en éclusant des godets, le cinquième ne moufte pas. A peine si l’on entend les petits grognements extatiques qui s’échappent d’entre ses lèvres, les petits claquements de ses dents qui se referment. A peine si on le remarque, surtout s’il a pris la précaution de se cacher dans la cuisine.
Le cinquième, donc, faisant fi de la belle viande rouge au coeur de la côte, s’est attaqué à l’os. Il arrache avec passion des petits morceaux bien grillés, bien braisés, bien graissés qui entourent le manche.
Et bien, le cinquième, il a tout compris. Et les Argentins aussi.
Donc l’asado de tira (ou tira de asado, allez savoir), c’est le morceau du cinquième larron, celui que vous obtenez en découpant le train de côtes en tranches horizontales, pour obtenir un chapelet d’osselets entrelardés de viande persillée, à faire griller sur un beau charbon.
Un délice de connaisseur !
Celui de la Fonda del Polo est bon, mais je subodore qu’il peut y avoir mieux.
Juste à côté, le lendemain, je tente un autre restaurant du quartier, Las Cholas. Enthousiasmé par ce morceau dont le potentiel m’a paru intéressant et qu’on ne trouve nulle part ailleurs, je commande de nouveau un asado de tira.
Cette fois, il est tout simplement fabuleux. Sur la braise odorante, la viande bien assaisonnée, fondante, grasse et tendre, a pris une odeur et une couleur exquise, jusqu’à la parfaite cuisson : jugosa à souhait. Et comme l’atmosphère est conviviale et festive, que Las Cholas est fréquenté par de nombreuses familles, de nombreux groupes, ce beau restaurant coloré m’offre un joyeux régal – dans un vacarme certain.
Bien. Après ce festin, je me dis que j’ai fait le tour de la question – et que je peux retourner tranquillement manger mon petit tofu, rien ne m’impressionnera plus.
Je me trompais lourdement.
Quelques soirs plus tard, je suis invité à dîner par des Argentins. Dans un restaurant de quartier dont on m’assure que c’est un vrai asador porteño.
Allons donc chez Checho, rue Ramallo. En entrant, la parilla nous accueille, et déjà, je vois que je suis bien tombé.
Notre hôte commande des plats à partager, pour que nous puissions tous goûter de tout.
Et le festival commence !
Un défilé de morceaux exotiques, de coupes originales, tous parfaitement goûteux, fondants, persillés, la meilleure viande que j’ai jamais mangée !
Pour démarrer, des ris de veau (mollejas) sublimes. Un épais coeur de côte de boeuf (ojo de bifé, ribeye steak) à pleurer, un asado de tira à tomber, exceptionnel de juteux, de graisse fondante et parfumée entre les morceaux de viande.
Et, comme consécration, un morceau particulièrement remarquable : une bouchée de l’entame d’un bifé de lomo que je me force chaque jour à me remémorer simplement pour ne pas oublier de maintenir mes standards au bon niveau.
Pour finir, nous avons dégusté un asado al asador, sorte de tautologie carnivore qui transcende complètement le döner kebab (voir cependant cette belle exception ici) en faisant rôtir verticalement des morceaux choisis car encore plus fondants et goûteux, sans leur appliquer la moindre trace de brûlé, cramé, sécheresse, filandrosité… l’asado al asador, c’est la quintessence du barbecue, la grillade du grilladin, le rôti du rôtisseur – et notez bien que le côté ridicule de tous ces noms se fait totalement oublier lorsqu’on se retrouve nez à nez avec son assiette.
En sortant, je me suis dit que je pourrais presque arrêter de manger de la viande (ce que je ne ferai probablement pas tout de suite), car rien ne vaut ce que j’ai dégusté ici.
Voilà.
Que dire de plus ?
Rien.
Rien à ajouter.
Juste à digérer.
Ah si, peut-être une dernière recommandation : arrivé au Texas, bien manger sa salade.