Voyage dans le temps

Le quartier autour de la gare de Shibuya accueille ses usagers avec vie, rires, cris éméchés, regorge de cafés, restaurants, hôtels à l’heure ou à la journée, magasins trouve-tout, laisse croire que le Japon explose de vie. Mais dès que l’on s’en éloigne, le coeur suspend ses battements, le sang se gélifie, les rides se marquent, et l’âge réel du pays se révèle. Cohabitation étonnante, chaleureuse et sociable, troublante tout de même, de rythmes différents qui mélangent les époques.

Depuis la gare de Shibuya, partent des trains qui vous font voyager dans le temps. Qui le font avec une prévenance toute japonaise. Dans le plus grand confort. Sans heurter. Inutile de dépasser la vitesse de la lumière, le paradoxe Langevinien simplement résolu par l’unification dans l’histoire.

Aussi banalement mystérieux que le quai et demi à destination de Poudlard, aussi révolutionnaire que la machine d’H. G. Welles, le Kawagoe express vous transporte vers un Japon révolu qui attend, depuis toujours, votre visite.

Précisément, vers la ville de Kawagoe, à l’image d’un Edo prélude au Tokyo moderne.

Je me suis perdu en sortant de la gare. Il me suffisait pourtant d’aller tout droit retrouver le quartier annoncé comme ancien, authentique et intéressant.

Donc, j’ai tourné.

A droite.

A gauche, ensuite, pour me rattraper.

J’ai continué, la boussole à mon poignet indiquant un Nord que je ne croyais pas. Jusqu’à déboucher sur la grande route du retour vers Tokyo.

Demi-tour, prendre les toutes petites rues. Bordées de maisons récentes, jolies et calmes.

Voir un premier temple.

Entrer en son jardin.

D’un coup le bruissement de l’eau, du vent dans les feuilles du mandarinier, remplace le roulement des voitures, le chuintement hydraulique des bus, la sonnerie des feux rouges. Le bruit de la ville s’éteint, remplacé par un transport aérien qui ne s’arrête qu’aux portes en bois. Fait le tour avec moi du bâtiment, pour en sentir les poutres, les piliers, les outils de jardin, les sublimes arrosoirs personnels – ou bien s’agit-il de douches individuelles ? – rangés à l’entrée du jardin.

Tendant la main, je vise une masse de fruits à l’abandon sur leur arbre, certains déjà tombés à la recherche d’une autre vie – mais le sol dur les a tous éclatés – et me rends compte que personne n’ira les récolter. Mandarines abandonnées sur branche, un sort inquiétant, signe d’un pays tellement policé que les voleurs de pommes ont disparu ? Ou même, les enfants simplement capables de sauter pour attraper les oranges de personne ?

Je continue mon chemin, toujours un peu perdu, et tombe sur encore un, puis deux, puis trois merveilleux temples anciens.

Tous en bois.

Entourés de jardin aux arbres modestes et magnifiques, aux pierres rondes et lisses polies des siècles.

Dans l’un, une petite mare débordant d’énormes carpes – centenaires, à vue de moustaches.

A l’entrée de l’autre, un gong, qui me donne envie de le faire résonner dans toute la ville.

Personne que moi.

L’histoire reconstituée ne donne pas l’impression d’être vécue, l’histoire est plus présente lorsque seules les traces sont présentes; le silence qui m’entoure, la tranquillité profonde qui s’empare de moi au rythme zen de ces temples, du cimetière que je traverse, de ces parcs statuaires, sont anciens.  Visiblement, tangiblement, matériellement ancrés dans le passé. Ils en témoignent. Leur présence efface le présent, rend les lieux épais, les remplit de toutes leurs histoires, de tous leurs témoignages. Et les chants qui s’élèvent, en provenance d’un temple qui accueille une cérémonie, ont un ton antique. Exotique pour moi, mais surtout antique, témoignage de fidélité intertemporel.

Je m’éloigne peu à peu de ce voisinage loin du présent pour retrouver, après quelques errances supplémentaires – il est impossible, au Japon, de ne pas se perdre, les cartes sont trop bien faites pour un esprit habitué à voir le Nord en haut – l’îlot touristique et soi-disant historique.

Ce que l’on dit être l’âme de Kawagoe désintéresse vite.

Plantées des deux côtés d’une rue transformée en marché anachronique, des maisons à l’allure ancienne. En bois. Construites, détruites. Reconstruites. Authentiquement factices.

La rue est passante mais pas piétonne, et les voitures, cars de tourisme et autobus qui la sillonnent nient toute impression de traversée temporelle.

D’autant qu’après la quatrième fabrique de pancake à la pâte de haricots rouges, on peut se lasser…

Le Japon authentique, intemporel ? J’en doute.

Il faut chercher ailleurs les preuves du passé.

Dans la permanence des temples, oui. Dans la vieillesse des touristes, également.

Comment ne pas penser au Voyage à Tokyo lorsqu’on croise ces couples tassés, à la démarche hésitante, légers, fluets, qui déambulent doucement de rue en rue ? Comment ne pas voyager dans le temps avec ces vivants souvenirs qui m’entourent, cumulent tant d’années calmes, lentes et en apparence tranquilles ?

La rue historique de Kawagoe claironne leurs souvenirs, leurs vies anciennes, en recherche de jeunesse, en manque d’avenir. Et l’animation que l’on ressent dans Tokyo – les anglophones disent que Tokyo est vibrant, même si cette vibration tient plus de l’aide au plaisir à pile que de la véritable trépidation des grandes villes du Nouveau Monde ou de l’Inde – s’éteint quand on atteint le Japon des petites villes, des villages.

Le Japon des vieux.

Impossible de ne pas voyager dans le temps au Japon, pays où les vieux dominent, gentiment, paisiblement, imposant par la vacuité de leurs futurs, par leur nombre impressionnant, leur discrète omniprésence, la tentation de la marche arrière plutôt que celle du bond en avant.

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