Chez Peugeot, on ne fait pas dans la voiture haut de gamme. Plutôt dans la berline middle class, familiale et bourgeoise avec rêve de style et vue sur la performance, mais sans les moyens. Mr Noguchi a bien compris cela quand il y travaillait, chez Peugeot, à véhiculer au Japon l’image de la marque, présentant les turbo GTI et le coupé Pininfarina pour épater, affichant les chiffres des monospaces diesel pour conclure.
Et puis un jour, peut-être après le Powerpoint de trop face à des clients sceptiques, ennuyeux et sérieux, il s’est dit qu’il pouvait, lui, faire mieux. Tout seul avec sa petite cylindrée, il est monté (un peu) dans les tours, jusqu’au deuxième étage d’un garage improvisé dans le quartier chaud d’Osaka.
Et depuis, il dépote.
Grave.
Alors, j’ai eu envie d’aller voir.
Le plus dur a été de le trouver. Aucune indication dans la rue, aucune plaque, même pas en japonais, aucun kanji pour indiquer mon Noguchi du soir. Après avoir inspecté les bars à salarymen et leurs accompagnatrices rémunérées, après avoir tourné trois fois autour du bloc sans rien y comprendre, les yeux rivés sur le pointeur de Google Maps qui m’assure pourtant que j’y suis, j’ai fini par monter les bons escaliers et m’installer dans l’appartement mystère, le restaurant sans nom, le discret étoilé.
Un grand comptoir en bois chaud, quelques plats en céramique colorés accrochés au mur. Derrière le comptoir : Noguchi Taro, chef d’atelier aux petite lunettes rondes, moustache et sourire, occupe le plan de travail avec ses deux assistants, de part et d’autre d’un gril de table au charbon. Rien que l’essentiel, et déjà, quelques vapeurs alléchantes.
En un rituel synchrone, les autres dîneurs se sont posés avec moi – il est 21h, on mange !
Tout de suite, quelques évidences : le style Noguchi sera gourmand, technique, familial et ludique, une quatre-portes milieu de gamme au moteur surgonflé, tuné bien comme il faut, juste un peu trop de plastique et des sièges en tissu, mais quel effet lorsqu’elle envoie ! Je m’installe (pas vraiment le choix…) dans la version suréquipée toutes options avec démarrage au sashimi de buri*, embrayant sur un petit croc de pieuvre rouge et tendre au piment, montant les vitesses avec salade de pommes de terre revisitée crunchy croquette, braisé de champignons eryngii sauce sésame fraîchement broyé, jusqu’à la touche d’auto-satisfaction complice lorsque le chef me dépose, avec l’esquisse d’un clin d’oeil, un bien auvergnat chou farci à la feuille d’un beau vert, petit paquet émigré dans son bouillon de miso.
Et fin du premier tour.
Suis déjà presque repu, la bouche limite saturée, les sens sollicités de toute part, et voici que Noguchi repart, et enchaîne les virages : son foie gras du Levant, un foie de lotte malaxé au miso, roulé, massé, compacté, est servi en belle tranche façon délice du Sud-Ouest sans gavage ni tartine, juste la saveur douce-amère qui fond dans ma bouche. Le pif-paf qui suit me plonge dans une boulette crousti-gluante d’igname râpée cuite façonnée farcie au corail d’oursin, puis caramélisée en direct sous mes yeux, une petite prouesse de technique de table dont la fabrication m’intéresse d’ailleurs plus que la dégustation. Mais, attention à la sortie de route, voici que l’atmosphère s’épaissit d’une brume odorante, l’échappement trop généreux d’un suzuki* juste grillé, amorti sur une sauce au bleu – enfin… non merci ! moi j’ai pris l’option pesto de shiso, je veux bien acheter français mais pas à tout prix – avant de nous immerger dans les fumées de wagyu à la braise qui envahissent la pièce.
C’est un véritable championnat, le rallye des douze plats, la folle course des mandibules, le grand prix de la langue, un déboulé magistral de saveurs intenses et texturées, mêlant fondant et agressivité, une démonstration toute en efficacité de petits plats expliqués, commentés, démontrés avec clarté. Chacun se délecte des volutes finales, les vêtements imprégnés, les cheveux gainés, nous voilà empris dans les vapeurs qui se sont accumulées, inutile de prétendre être allé au kabuki, au temple ou au musée, le garage Noguchi appose sa signature incontestable. Tous au comptoir sommes citoyens d’honneur d’Osaka, prêts à dépenser autant pour bien manger que des Tokyoïtes pour se vêtir élégamment, les yeux sur notre chef à l’air heureux. Et c’est clair qu’il est bien, Mr Noguchi, même rangé des caisses il en a plein sous le kappo*, il fait ce qu’il aime et cela se voit. Se sent. Cela s’entend même lorsque, dans un prestige digne d’un Houdini du piano, il se saisit d’une aile de poulet en train de griller et la porte à l’oreille, tel le mécanicien à l’ancienne vérifiant le débit d’un carburateur, écoutant les petits grésillements de la peau qui croustille lui dire tout ce qu’il doit savoir avant de nous servir.
Après ce dernier exploit technique, le voyage s’achève sur un traditionnel riz au crabe accompagné de soupe de coquillages, loin de la complexité spectaculaire des plats précédents. Un retour aux sources avant le retour à la maison.
Après trois heures de bombardement sensoriel, je m’apprête à retraverser la ville. Mon ventre me dicte de marcher, longer la grande avenue aux enseignes luxueuses et statues en plein air, traverser les canaux, délaisser Dotonburi, sa rivière piétonnière et ses innombrables mangeoires, bien prendre tout le temps de revivre le déroulé de ce spectaculaire voyage culinaire.
*Buri sériole ayant atteint l’âge adulte
*Suzuki le nom japonais du bar
*Kappo: le style de cuisine typique pratiquée par Noguchi Taro, littéralement « couper-cuire » devant les convives, plats après plats, et expliquer