L’Asie adore le Trek.
Ce n’est pas une contrepèterie.
L’Asie, en vrai, adore le trek. Ses montagnes embrumées couvertes de forêt, évocatrices de sages aux paroles dignes et absconses, d’esprits subtils qui sillonnent des chemins tortueux enfouis sous les bambous. L’Asie adore le trek et Taïwan est un concentré d’Asie, une excroissance de Chine à la touche polynésienne marquée par le Japon, une grande Okinawa, un bijou tropical en mer orientale.
Un bijou, que l’on découvre mieux en sortant de Taipei. Taipei la large, la longue, Taipei la laide. Quittons vite (on y reviendra) ses délicieux night markets pleins de pattes de poulets griffues, de galettes frites aux herbes, de brioches de riz à la vapeur et brochettes en tout genre, esquivons donc Taipei et fuyons en direction du centre, vers le parc national de Shei Pa et l’aire de Wuling.
Là, se trouvent les montagne de Taïwan. Montagnes étonnantes pour qui aime les Alpes ou l’Himalaya, montagnes modérément hautes – au-dessus de trois mille mètres tout de même – mais souvent sans vue, les sommets enfouis dans une végétation hyperactive qui ne s’arrête jamais de pousser. Taïwan vous apprend en toute humilité à ne pas chercher le sommet à tout prix – qu’est-ce qu’un point extrême, si un toit de feuilles m’empêche de voir le ciel, qu’est-ce qu’un sommet donc, si rien ne porte le regard au-delà ? Alors, à Taïwan, on réapprend à chercher la beauté plutôt que le sommet. Et parfois, on la trouve dans les égarements de nuages perdus sur les pics qui accrochent, emmêlent et déchirent.
Avant cette beauté, on a marché, longtemps, progressé sur des sentiers extrêmement raides, pas du tout policé, « tout droit dans le pentu » comme me disait un trekkeur d’ailleurs, on a gravi dans la pluie, dans le vert, dans l’humide, cherchant l’ouverture et l’espace en direction du mont Tao. L’air épais, tropical malgré la saison « sèche », en tout cas la plus sèche possible pour Taïwan (il ne pleuvra que deux jours sur quatre…), son eau en osmose avec l’eau de l’air, les pores grand ouverts, le nez épanoui, la respiration aquatique, jusqu’au mont Tao donc, et son petit sommet presque plat, quelques dizaines de mètres ouverts sur le ciel en sortant de la forêt.
Et encore quelques jours à brasser les nuages, chercher au loin des rocs qui émoustillent le pied, donnent envie de grimper, trouer les hauteurs grisées pour aller plus haut, s’envoler. Marcher, dans l’eau, croiser les trekkeurs déconfits en cape de pluie et bottes de pêche, dormir dans les refuges agréablement et familialement bondés, apprécier la culture asiatique de la maison propre et des chaussures dehors, faire un riz du soir sous la pluie, se coucher en attendant mieux, bien au chaud dans le duvet. Refuser d’abord, pour l’accepter ensuite, une gorgée de whisky pour s’endormir.
Et puis le dernier jour, tout change ! Petit matin, le soleil éclate, la lumière fouette, la troupe s’enthousiasme et nous voici partis pour une belle ascension ludique et facile avec du vrai ciel bleu, des gros cailloux, quelques chaînes pour grimper et de joyeuses images à partager une fois en haut.
Taiwan aux horizons multiples nous a gâtés ce jour, du haut du mont Pintian jusqu’à la redescente à l’aire de Wuling.
Bon.
D’accord.
Tout ça, c’est bien beau, marcher, respirer, grimper, descendre.
Et ensuite ?
S’il fallait être précis, je dirais : c’est là que tout a commencé. Dans la voiture, ronronnante et confortable, tous un peu éreintés, les jambes lourdes les paupières lourdes l’esprit léger, les vêtements encore humides des pluies passées et de la sueur du jour, un semi-endormissement face au paysage vite monotone malgré les rizières miroitantes entraperçues de temps à autres, entre deux autoroutes. Lorsque D…, notre guide américain japonais d’adoption, a dit : en ce qui me concerne, je boirais bien quelques bières, c’est là que tout a commencé.
Message reçu : arrivés en ville nous nous sommes infiltrés en vitesse dans les capsules de notre hôtel cosmonautique, déposant nos tas informes et odorants avant de former une petite queue polie mais pressée devant la salle de bains, enfilant rapidement les dernières affaires propres, celles qu’on avait laissées au fond du sac de voyage pour l’occasion ; et puis, rafraîchis, présentables affamés et détendus, nous nous sommes mis en chasse. Objectif : trouver THE brasserie, celle qui tire sa propre bière, qui mousse son propre houblon de sa plus belle eau, fière de l’universelle levure qui rassemble les peuples, délie les langues et mixe les origines. Héritière assumé d’une époque coloniale, pionnière visionnaire du village global, la bière brassée à Taiwan se boit dans des bars modernes, clairs, aux grandes tables en bois, universellement fades mais très rafraîchissants.
Nous avons tout d’abord essayé la Craft beer tap room. D’autorité, K… nous assura que leur weissbier avait tout bien compris de la Germanie, puis nous avons tenté une indian pale ale de la plus belle eau (mais pas trop), toutes servies dans des vases au volume conséquent – où sont donc passés les demis d’antan ? Il faisait faim avec tout ça, un repas croustillant était le bienvenu après ces quelques jours de riz et ramen en poudre, alors, des frites, toutes simples, pour nous faire tenir jusqu’au prochain arrêt.
Lorsqu’à onze heures la tap room a fermé, nous avons décidé de braver l’averse pour trouver un point de bière.
A partir de là, les choses se confusèrent quelque peu. Les conversations se détournèrent de leur but premier, informatif et dialectique, pour s’inventer d’autres vertus, plus comiques. M… l’Américain d’Okinawa regardait tout autour de nous comme un gosse émerveillé, lui qui « ne sortait pas beaucoup » et le répétait souvent, entre deux gorgées. I… la Russe de Tokyo au flacon de vodka toujours prêt qui, à peine entrée dans notre bar d’après, se trouva deux compatriotes prêts à en découdre. Et moi, fasciné par le tatoué au débardeur façon Hell’s Angels caressant son petit bouledogue français assis sur le comptoir, qui décidai d’arrêter la bière pour la remplacer par du cidre en version suédoise, une sorte de boisson sucrée alcoolisée parfumée aux fruits qui, ma foi, ne présentait pas que des désavantages.
Alors nous avons fait encore une fermeture, tardive celle-ci, et sommes rentrés nous glisser dans nos capsules pour un sommeil sans cauchemar mais avec air climatisé, ultime claque de modernité pour finaliser notre expédition nature et sa redescente urbaine.
Au moment de m’endormir, j’ai bien cru entrevoir un vieil ermite aux longues moustaches effilées s’adresser à moi, mais sa voix s’est perdue dans les bambous alors qu’il s’éloignait, et je n’ai rien compris de ce qu’il m’a dit.
Peut-être devrais-je revenir le chercher, une prochaine fois ?