L’idée, au départ, était d’un Libanais. D’une belle assiette de couleurs vives, de saveurs citronnées et relevées, d’odeurs d’herbes fraîches et de viande rôtie. D’un Libanais, certes, mais de haut rang. Un houmous avec du level, un taboulé avec de l’allant, un moutabal bien fumé qui ne croule pas sous son tahini. Un Libanais, avec la classe.
Facile, me direz-vous, à Paris. Trop facile même. Alors, je l’ai gentiment OuGasPié* en mettant une petite contrainte : marcher, en continu, le long de l’axe majeur hérité des Romains, ne tourner ni à droite, ni à gauche. Pour bien faire, rester sur le trottoir côté est, ne pas traverser. Ne s’arrêter, bien sûr, que si l’enseigne a du mérite.
Me voilà parti, l’espoir au ventre.
La Tombe du Géant sert de porte de départ. Petite rue encaissée quittant les extérieurs pour s’enfoncer dans un 14ème sans gloire ni beauté, elle touche, dédaigneuse, la boucherie du square, antique devanture souvenir d’une feue Mme Vilpoux.
Là, une pause. Un regret. Une tentation.
Les contraintes énoncées me font fait manquer le meilleur Libanais de Paris, celui qui m’accueille avec étudiants collègues ou amis depuis des années, à grandes tablées recouvertes de mezzé brillants, de crèmes revisitées et de grillades à faire saliver un végétarien. Mon cher Assanabel, je n’irai pas te voir aujourd’hui, te laissant à ma droite au coin du réservoir, à une portée de clin d’oeil lorsque je traverse la rue d’Alésia, mais je ne déroge pas. Et tant pis pour ton houmous arrangé aux petits bâtonnets de carottes et vrais pois chiches entiers qui donnent de la mâche à la pâte, tant pis pour tes navets violets au craquant parfait d’acidité mesurée, tant pis encore pour tes amandes toutes simples mises à tremper dans l’eau dont la peau décalottée d’une légère pression révèle la chair blanche du fruit redevenu frais de l’arbre aux gousses vertes. Une autre fois, c’est clair, je croquerai dans tes craquants kebbe oblongs aux oreilles pointues qui, après la première dent, se masquent de labneh au zaatar pour venir, en bouche, se fondre en un chaud-froid de plaisir enrobé de cannelle (entre autres).
Mais, non, ce n’est pas aujourd’hui que j’irai chez Assanabel. Aujourd’hui, je suis ma voie. Tout droit. Prêt à traverser Paris du sud au nord. Ma rue rétive aux tentations du promeneur affamé plonge sous les voies du train B, émerge sur celles du métro 6 aux caractéristiques senteurs pneumatiques, effleure les jardins de l’Observatoire et lorgne sans faillir vers les hôpitaux des nouveau-nés, des civils et des militaires.
J’entends déjà des grands cris, des moqueries, des gausseries : mais qu’est-ce que c’est que ce chemin ? Allons, du sud au nord, il y a tellement plus naturel, tellement plus facile, la voie évidente d’un Paris incontournable ! N’importe quel Parisien, n’importe quel automobiliste, même issu des fins fonds de la grande couronne, n’importe quel chauffeur, même de Uber, même le remplaçant le plus désorienté, celui-là même à l’air hagard égaré qui cherche la porte d’Orléans sur son GPS, bref, n’importe qui vous le dira : le tracé s’impose. De la porte d’Orléans, remonter vers Alésia, tracer jusqu’au Lion, longer les Grands Voisins. A Port Royal, descendre majestueusement vers la Seine, frôler le jardin du Luxembourg, puis le quartier latin, laisser la Sorbonne à droite, le lycée Saint Louis à gauche. Plonger jusqu’à la fontaine, s’emmêler de tous les passants sans cesse agités qui coulent dans l’artère. Traverser le pont, laisser le palais vide à sa gauche, regretter l’image d’Épinal de la Justice siégeant dans la Cité renvoyée au grand Nord, puis, traversant encore, arriver place des deux théâtres. Continuer sur le boulevard de la Mer noire, oublier les Halles, le Sentier, les Boulevards, passer les coiffeurs africains, pour finir Gare de l’Est, direction plein Nord.
Oui, tout le monde vous le dira : ce tracé, tout le monde le sait, tout le monde en use. Tracé déchiré, élargi, agrandi aux épaules et aux hanches par un baron visionnaire étanche au passé, l’itinéraire préfigure l’autoroute urbaine, équivalent Second empire sans grâce et sans charme de la double six-voies suspendue tokyoïte ou du trèfle à voitures états-uniens.
Donc, pas pour nous.
Nous, marcheurs, visiteurs, flâneurs et gourmands, visons plutôt l’axe central obsolète, le cardo maximus de Paris, et prenons un chemin, non de traverse, mais de parallèle, la petite artère oubliée de Paris, irriguée de ceux qui préfèrent les arches inutiles aux percées massives, les petits vaisseaux menacés d’athérome aux fluides Haussmanniens, de ceux qui aiment les portes dérobées et les sorties de secours. Cette voie, elle fouille dans Paris, étroite et insinuante, moins évidente que sa jumelle, en discrète perdante du grand tirage au sort qui fit de Paris un polygone convexe aux multiples diagonales et d’elle, la route de service, le chemin de halage, la porte dérobée. Le cardo s’avale sans se faire remarquer, lieu de pensée, de réflexion, d’oxygénation, au lent changement. Ainsi la rue Saint-Jacques perdant son faubourg s’anime un peu, offre quelques curiosités, embourgeoisée à défaut d’être axiale. Elle croise la rue Soufflot et son avenue des grands hommes, jetant à l’occasion des regards traversants comme une départementale qui longerait l’autoroute, un tortillard doublant le TGV, le cardo donne à voir sur ses côtés le large et roulant Moderne mais reste, sérieux, équilibré, concentré, le chemin de l’Ancien. De l’Antique. Celui qui mène droit jusqu’au petit pont, effleure le parvis, frôle l’hôtel divin avant de franchir, encore le fleuve.
Tour Saint Jacques. Petite pause, puis nouveau départ vers la porte Saint Martin et l’ancienne frontière, dans un resserrement piéton qui passe du Cozy co-working au love store aux touristes aux bars gays au centre d’art raffiné et le petit quartier de l’Horloge, avant le long no man’s land de la rue Saint Martin. La marche dure, la faim se tapit, je cherche, au désespoir, sur mon trottoir, abandonne douloureusement l’idée de me réfugier à l’Hôtel national des arts et métiers, joyau discret à l’atypique et fringant restaurant italien riche en boiseries, terrasses et gâteries qui, bien sûr, se trouve du mauvais côté. Et la longue remontée fait germer l’idée que, peut-être, j’aurais dû me ruser. M’imposer une autre contrainte. Ne pas chercher l’exploit à tout prix. Passant devant le conservatoire des arts et métiers, je me repens. Que n’ai-je (merci Alain), que n’ai-je fondu sur Assanabel quand il était temps ? Que n’ai-je craqué sur ses aubergines ? Au lieu de marcher dans le noir et la solitude d’une ex-grande rue de la ville qui n’attire plus personne.
Que n’ai-je… que n’ai-je… Ah, voilà !
J’arrive enfin aux Grands boulevards et retrouve l’animation qui manquait.
De l’animation, oui. Mais, de réjouissance, aucune. De plaisir de la table, non, de Libanais espéré, rien. Survivent difficilement quelques graillonneux kebabs de seconde zone, des restaurants de poisson cru orange et mou, des rades. Rien de la ferveur qui a transformé sa parallèle voisine sancto-dyonisienne en haut lieu de la gastronomie du quotidien, hôtesse du sandwich ravageur d’Urfa Durum ou de l’éclatante assiette – syrienne mais qui ressemble comme deux grains de grenade se ressemblent à ma belle libanaise tant attendue – du Daily veggie.
Oui, pourquoi n’ai-je franchi la bonne porte ?
Je voulais, c’est vrai, ne pas me soustraire. Respecter le cardo, les Romains et leur legs parisien. Respecter la tradition. La ligne. La contrainte.
Bon. Ok. Va pour cette fois, la contrainte.
Arrivé à Magenta sans avoir trouvé mon bonheur oriental, je me sens soulagé : le retour sera libre, et semé d’embûches gourmandes.
* Ougaspié : de « OuGasPo », ouvroir de gastronomie potentielle