A chaque Cyclade, sa Chora, semblables et uniques à la fois. Concept holistique qui englobe ville et campagne, hommes et bêtes, terres et bâtiments, la Chora est le lieu du cœur et de la tête de l’île. Bien à l’abri des mirages et dangers que recèlent les côtes et les plages, elle règne souvent sur un paysage abrupt et escarpé où la vue porte si loin que nul ennemi n’y échappe.
Pourtant, elle souffre, Chora, elle souffre en silence d’agressions répétées qui la dénaturent, la rabaissent, la privent de son statut altier pour en faire un lieu commun bien banalisé.
Et pourquoi ?
Pour presque rien, deux petites lettres, un « h » maladroitement étouffé, passé sous silence, un « r » discrètement recraché qui oublie de se promener sur la langue, deux petites lettres qui font que « Chora », touristiquement, se prononce trop souvent « Cora ».
Mais non !
« Cora » est inadmissible. Répréhensible. Passible d’expulsion immédiate du territoire hellénique. J’entends « Cora » et je vois bagnole et banlieue, courses et Covid, foule et farfouille. Alors que la « Chora » doit s’exhaler d’un bel « h » à l’amorce gutturalisée, inspiré de tout l’air qui balaie la montagne cycladique, un bel « h » suivi d’un bon « r », le « r » bien roulé de la pierre qui cabosse les semelles quand je m’engage dans le chemin qui m’y mène. Car aujourd’hui, je vais à Chora. Précisément, je vais, à pied, à la Chora d’A… Une longue marche, étendue et variée, ardue parfois, belle toujours, bleue du ciel et grise de la roche. Une initiation à la traversée qui monte sur l’épine dorsale, suit les écailles du tricératops, se faufile entre les vertèbres saillantes du diplodocus, une marche antique aux accents préhistoriques, avant l’homme ce n’était pas l’homme, pourtant, tout le long de cette marche en nature, mer et lumière, en nuage-brouillard filant le long du relief, en escarpements, murets et rochers qui roulent, tout le long de cette marche on est rappelé à l’existence humaine. A la coexistence. A la lenteur oubliée des trajets à pied, allant de la baie à Chora en quelques heures qu’on ne peut trouver longues.
Quelques heures, face à l’éternité.
La randonnée d’E… à la Chora d’A… ouvre la réflexion, donne des ailes aux esprits, libère le corps et les pensées. Et si, à la croisée des chemins, on décide de prendre à gauche pour ne pas oublier d’aller revoir le monastère sans rival, on sait que l’objectif, de tout temps comme maintenant encore, reste Chora.
Centre de l’île, lieu de tous les actes, de tous les droits, de toutes les lois, on ne voit, à l’orée de Chora, rien d’autre que son emplacement superlatif, l’énorme piton rocheux qui lui sert de support, le bloc magistral qui domine les environs et sur lequel est posé un château (ou autre chose, car ainsi va l’imagination). On ne voit, au loin, que ses moulins sur la crête, résurgence du vent et de l’olive. Entre ces deux extrémités, on devine un dédale long, blanc et pentu.
Le vent nous pousse, très littéralement, à l’intérieur de Chora découvrir les frontons de ses maisons rehaussés de marbre massif sculpté de bas-reliefs antiques, ou simplement marqué des coups du tailleur de pierre. On voit Chora se faire belle, étendre ses charmes le long de voluptueuses ruelles qui se méritent, se grimpent sans jamais rien céder, vous perdent et vous emmènent de recoins en recoins, mais toujours vers la lumière. Une volée de marches, à monter, un passage en pente, à grimper, une petite place, en pente et ventée, à l’ombre d’une église, une autre place, plus grande, en pente et ventée, à l’ombre d’une église. La Chora d’A…, en capitale cycladique qui se respecte, a tout compris du vent, de la pente et de l’église.
La longue marche, que l’on soit passé, ou non, par le monastère (on l’a déjà dit, mais la répétition est source de la tradition), la longue marche donc, aboutit à la découverte de la belle Chora.
Une pure splendeur.
Sans doute…
Une perle de notre mer.
Absolument…
Alors, pourquoi ce trouble naissant, cette étrange dissonance, alors que mes yeux ébahis de tant de beauté se renferment, opèrent un repli sur moi, s’attardent sur une sensation négligée dans l’air et la montagne, un léger vide qui prend sa source à mi-chemin des genoux et des cheveux, une sensation longtemps masquée par l’activité musculaire et le souffle vitaminé, temporairement effacée devant le plaisir de l’arrivée et la beauté de la destination, et qui se manifeste, maintenant, avec toute l’intensité dont elle est porteuse lorsqu’elle est vraie ? Cette sensation au nom si souvent galvaudé, sensation qui s’empare de moi assis sur une marche au coeur de Chora, mon esprit, enfin dégazé de tout l’air accumulé pendant la marche, allégé de tout le charme et de toute la beauté, peut finalement la nommer : c’est direct, j’ai la dalle !
Tout émoi oublié, mon estomac m’inflige un radical changement de cap, terminé la beauté, terminé les regards, terminé l’effort et le souffle, je dois me repaître. Me rassasier. Me satisfaire. Goûter, manger, dévorer, kiffer.
En bref, me nourrir.
Une transition presque brutale (mais le lieu, quand même…), presque violente (mais la blancheur, tout de même…) qui m’emporte directement vers le rendez-vous des gourmands de Chora, le petit restaurant vert – attention, pas celui-là, l’autre – le restaurant vert au doux nom musical, j’ai nommé (enfin, presque) : le Transistoraki. Ce littéralement petit transistor à l’intérieur agrémenté de gramophones, appareils photo argentiques et, justement, de postes de radio, est le lieu de la table de Chora.
A peine assis, je balaie la carte d’un revers de main et commande sans hésiter une salade d’aubergines fumées – non d’ailleurs, deux, nous sommes plusieurs – salade à la fine odeur de bois léger constellée de petits cubes de tomate mûres et croquantes (oxymore héllène), aubergines à déposer sans hésitation sur le pain qui vient tout droit de la, pardon, de LA boulangerie de Chora. Suivent quelques salades vassales, de lentilles, de betteraves à la belle couleur, de pois cassés cycladique. Puis viennent nous épauler des sardines grillées au grand luxe d’être désarêtées, moi qui les mange sans discernement suis ravi de ne pas sentir les petits croquants s’effriter sous mes dents, et pour les accompagner à merveille, la version radiophonique du picante péruvien, un petit condiment de tomate oignon épices et herbe qui lave la bouche du sel et du fiel.
A ce stade, tout marcheur sachant se retenir doit savoir marcher sans plus manger.
Mais il y a plus.
Il y a, et ce n’est rien de le dire, il y a les meilleures pommes de terre soufflées de toutes les Cyclades, sans comparaison, une merveille de bouchée croustillante à la chair sucrée et fondante enrobée de leur jeune peau de la variété dite « Belle de Naxos » (ou quelque chose de semblable) venue se faire frire la pilule sur l’île voisine, un trésor de pomme soufflée qui renvoie la version novipontienne à ses origines citadines, frimeuses et approximatives.
Là, bien rechargé en saveur, en glucides brefs et longs, en lipides à stocker sous les côtes, le randonneur se doit de dire « stop ». Apprécier avec justesse et retenue le kafedaki ou le raki arrangé qu’on lui servira après ce festin, pourlécher quelques cuillères d’une aérienne et pourtant voluptueuse mousse citronnée, payer, se lever, et repartir vers la beauté, le vent et le bleu.
Voilà ce que doit faire le randonneur qui, bien que gourmand, reste emprunt de sérieux.
Oui, sauf que, non.
Car enfin nous parvient une échine de porc marinée aux épices et agrumes, ses sucs tout juste coagulés, sa chair attendrie et noircie sur la braise, à la fibre encore vibrante sur la langue, trois petits chefs-d’œuvre prédécoupés de saveur et d’intensité à la mâche de perfection dont j’ignore totalement ce qui l’accompagne tant je suis focus sur la grillade.
Voilà.
Le Petit transistor a parlé.
J’avoue, je suis défait. Je devrais redevenir randonneur, admirateur et touriste, m’ébaubir encore, m’enthousiasmer, me pâmer toujours mais, après les kilomètres, les émotions, les impressions, les calories, je suis en pause. Alors, je me fredonne une petite ritournelle anachronique, utopique et réconfortante dont le refrain fait comme ça : « heureux qui comme Ulysse prend le bus pour rentrer ».
Magnifique texte!
On te sent faire corps avec cette nature hellénique enavoûtante et sa cuisine!!
I can feel it
Efkharisto poli Mr Gasteropode:))
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Merci cher Aby
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ça y est je t’ai découvert mon Aby!!
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