Comme disait Bohringer

Paris. Nuit de froid. Nuit d’hiver. Passée l’heure de feu le feu, la rue est déserte.

Gare de Bercy. Refluant comme d’un entonnoir, les passagers se déversent depuis la gare, quittant la sécurité du train, son intimité, son quiet tremblement qui masse et apaise, pour se disperser dans la ville.

D’isolé dans une foule je passe à presque seul en quelques dizaines de secondes. Puis, cinq cents mètres plus loin, à tout seul.

Les rues sont calmes, éclairées, propres. Désertées.

La Seine, je la traverse, lentement, au pont de Tolbiac, pour profiter de ce moment d’inhabitude. Dans la clarté électrique noir orangé, pas une ombre, pas un nuage, nulle trace du brouillard. La vue est posée, facile et précise. Le long de la Seine abandonnée – et la vue porte loin – les quais éclairés sont inoccupés. Une jonque, un bateau-phare, une danseuse de revue sont toutes alanguies au bord de l’eau, inertes participantes à l’extinction du feu.

La nuit, à Paris.

La journée à Paris, c’est actif. Pressé. Froid. Ennuyeux. C’est boulot. C’est sandwich dégusté avec les gants, le bonnet et la goutte au nez, qu’il soit juteux et goûteux comme chez Grillé, fier et relevé comme chez Riha Durum ou banh mi salé-sucré comme à la Pâtisserie de Saïgon. Il se mange, ces jours-ci, assis sur un banc face à un corbeau narquois et matois, un pigeon basique et grégaire. Les doigts dans la sauce, le masque dans la poche, un moment de délice seul et peu disert. Le midi à Paris c’est fini, plus le temps de flâner, plus le temps d’hésiter, de se poser la question : et celui-ci, il te cause ? Et celui-là, t’en dis quoi ? Plus le temps de s’agiter la tête à plusieurs aux vapeurs de cuisine, senteurs de grillade, odeurs d’herbes fraîches, curry fort ou iode intense. Le midi à Paris c’est manger vite fait, tout bien roulé, enfermé, compressé, et toi posé sur un banc avec les oiseaux qui te la font façon Hitchcock, même pas à l’envers, bien tranquille ils t’attendent, sans peur ni urgence. Ils savent, agiles volatiles, qu’ils ont le temps et l’espace avec eux. Que tu finiras, las de taper du pied ou de lancer la jambe, par leur abandonner des miettes, des rogatons, du gras, des frites, du pain. Les oignons qui dépassent. La sauce blanche qui coule. Les carottes surnuméraires.

Ton déjeuner, quoi.

Paris le midi c’est casse-pied, et tu regrettes de ne pas, à tire-d’aile, les suivre. Te percher. Prendre l’air, le vrai. Celui qui t’enrobe tellement, t’enlève du dur, te donne la perspective. T’arroge la vue, l’espace, et la vie.

Paris le midi a tout perdu de son charme.

Tandis que Paris la nuit, c’est techniquement beau. Vide, nu, décarcassé, Paris t’offre son squelette, une pure structure de ville, expression affirmée des arches, colonnes et arcades, invitation au voyage des longues et larges avenues, ta vision périphérique saturée des grands champs qui te laissent admirer à loisir, explorer sans fin, te sentir petit et, malgré, maître de Paris la bien dessinée. Marcher, le long, remonter, sans hâte. Poser la main sur un parapet de pierre. Lisser la paume contre la taille minérale. Humer. Inspirer vers la banlieue. De loin, apercevoir un furtif. Un errant. Échanger quelques mots avec un sans-logis, seul croisement humain. Passer au-dessus des Maréchaux, au-dessous du périphérique, sans t’en apercevoir. Quitter Paris en continu sur un rythme régulier, le pas à peine syncopé d’une hanche qui fatigue. Et puis la banlieue, tout aussi vide, s’assombrit. L’éclairage se raréfie, les rues s’étrécissent. La longue route de la porte de Vitry est sans fin.

Le feu est couvert, tu es seul dans une ville, la nuit. Et c’est beau.

Comme disait Bohringer.

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