Chili con harnais

S’attacher, c’est le prix de la liberté.

Bien serrer son harnais. Bien s’encorder. Monter, tranquille et solidaire, en tension entre les murs de glace qui indiquent un chemin illusoire, brillante beauté semée d’embûches, un parcours de neige où les skis vous glissent d’une pièce à l’autre, d’un recoin à un autre, d’un jardin blanc à un gouffre béant surmonté d’un pont bien solide. La lente promenade dans le réseau de crevasses se teinte d’une impression irréelle de fausse sécurité : comment une telle beauté serait-elle dangereuse ?

Bien serrer son harnais. Bien s’encorder. Avec P…, tracer une longue et régulière courbe vers le col du Tour noir, progresser sans penser, sans chercher, tout au frottement musical des peaux sur la neige fraîche ; au bleu, au blanc ; au sifflement aléatoire, violent, puis absent, puis violent, du vent qui vient de derrière les sommets et s’engouffre. Au loin, au col, des bouffées brèves et cinglantes disparaissent et se reforment, panaches de fraicheur qui éclairent notre futur : là-haut, ça se voit, il fera froid.

Pas de problème. Nous sommes prêts. Nous avons pris des forces.

Dans notre monde de maintenant gavé de chauve-souris et de conditionnels, un monde où chaque jour est une cascade d’alternatives négatives : si oui, vais-je pouvoir… ? et sinon, que vais-je devoir ? Dans notre monde à choix multiples dignes d’un algorithme de tri ou d’un scénario d’escape game, nous avons, hier soir, profité d’une rare aberration, d’une exception oubliée, nous avons bénéficié d’une entorse majeure aux austères habitudes prises depuis un an : nous avons, au refuge d’Argentière, dîné.

Dîné… dîné… la belle affaire ! Il n’est pourtant pas si rare de manger. Deux, trois fois par jour, nous nous posons en cuisine, ouvrons le frigo, le placard, le panier, et soupesons. Jaugeons. Essayons. Réfléchissons. Nous tournant souvent vers les recettes éculées, les solutions éprouvées. Les banalités réconfortantes. Plus rarement vers l’innovation culinaire du milieu de semaine, l’expérience du samedi soir, la tentative du dimanche midi. Jusqu’à ce que, suite à un rude manque d’originalité exacerbé de saturation grandissante, nous Pizza-ions, Sushi-ions, Ubereat-ions, bref, attendions qu’un cycliste messianique écrasé par son cube isotherme nous dépose sur le pas de la porte de quoi nous colorer l’ordinaire.

Manger, donc, reste assez banal. Mais hier, au refuge d’Argentière, le plaisir était autre. Simple, mais autre : nous étions à table. Assis. En compagnie. Et servis. Un repas de refuge, rien de gastronomique, un dîner complet, compact et revigorant qui nous a été servi – non, le mot est faible après un si long manque – qui nous a été royalement offert, un sacrifice majeur aux Dieux de la montagne, festin de soupe de légumes, chili con carne et graines de boulgour conclu par l’offrande de panna cotta au coulis de fruits rouges. Un repas qui, dans toute sa simplicité, nous a semblé fantastiquement divin, d’un luxe incroyable. D’une sérénité oubliée.

Voilà, aussi, pourquoi nous sommes d’attaque aujourd’hui. Après la corde tendue entre les crevasses, après la trace évidente et pure qui mène au col, me voilà saisi d’un panorama qui se révèle brutalement dans les tous derniers mètres, spectaculaire extrait de l’arc alpin qui se déroule devant mes yeux incrédules. Tant de pics, si loin, si proches, aux noms bien connus exposés sous un angle ignoré, Cervin, Dent blanche, Weisshorn, Dent d’Hérens, noms classiques mais jamais vus d’ici qui m’offrent leur arrière, leur profil, leur trois-quarts, révélant l’autre moitié des secrets, pointes nouvelles aux profils bizarres qui montrent qu’un mont ne se connaît jamais que lorsqu’on en a fait le tour. Dans le vent cinglant, je déplace mon regard viseur et m’imprègne de ces nouvelles montagnes. Avant de plonger pour une descente hallucinante, de tout en haut de la montagne jusque tout en bas dans la vallée, deux heures de pure glisse qui me laissent hilare. Effaçant l’once de regret d’avoir abandonné trop vite ce refuge si accort, sa gardienne si attentionnée, et son talentueux cuisinier.

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