Il faut savoir dire « non ». S’arrêter à temps. Prendre son destin en main. Il faut savoir tenir parole, ne pas se laisser tenter à outrance, il faut se connaître, s’évaluer, se sentir. Et décider.
Bien.
Il faut aussi savoir parler en l’air, ne pas réfléchir, dire « non » à la vie et « oui » à l’ennui. Il faut savoir se contredire, se laisser surprendre, ne pas s’écouter. Se laisser déborder.
Ces pensées s’entrechoquent les unes contre les autres sur les pentes raides et ardues qui mènent au terriblement mal nommé « trou de la mouche ». Encore un nom de la Montagne qui fait sourire la Ville toujours prête à moquer l’incongru, à railler le rustique, à se gausser des inconnus qui s’élèvent et ensuite rabattent leurs hauteurs d’appellation mal comprises, qui sonnent bêtes, qui sonnent faux.
Encore des pensées parasites qui m’empêchent d’admirer, ou de compter mes pas, ou de voir, ou de respirer.
Il faut savoir dire « non » et aujourd’hui je l’ai dit plusieurs fois. Pas en jambe, pas en bras, pas en ventre, j’ai la tête à poser mes skis sur l’herbe et regarder, en bas, les vaches qui paissent en agitant leurs clochettes.
Montagnard, peut-être, mais pas très aventurier.
Il faut dire que je n’avais pas très envie. Encore monter, encore marcher, glisser sur les peaux, gravir les mètres nombreux et bien raides, encore se pâmer du blanc du bleu des rochers dominants et des nuages qui tournoient… oui, « encore » était le mot du jour. Heureusement, on ne m’a pas écouté. « On », c’est P… mon guide, qui me connaît, m’a vu faire des efforts bien plus importants que celui-ci, et qui ne s’en laisse pas conter. Alors, il balaie mes « non », louvoie, négocie, embellit la trace, améliore le paysage. Il m’embarque, quoi. Jusqu’au pied de la montée finale, un raide et beau mur où les lacets de la trace semblent s’emmêler tant ils sont nombreux.
Face à cette pente qui appelle la conversion – impossible de la monter de face, elle est bien trop raide – j’accepte de changer, m’ouvre à son allant, l’appel du haut, l’inconnu qui se cache derrière les vingt et quelques virages. Et le « non » disparaît, rabougrit tout au fond de ma pensée d’avant, il s’efface sans insister, il sait qu’il n’aura plus, ce « non », le dernier mot du jour. Son heure est passée et la pente appelle.
Lentement, régulièrement, les skis dans un sens, puis l’autre, puis un sens, puis l’autre, à chaque fois le petit geste technique de la conversion qui repose quand il est bien fait, qui m’épuisait, avant, quand je ne savais pas, lentement, régulièrement, les skis bien à plat, l’adhérence au sommet, j’évolue dans la pente. Cherchant, sans le voir, ce fameux « trou de la mouche » – il doit être bien petit, que je n’arrive toujours pas à le voir alors que le sommet approche.
Dernier mètres, petite glissade, dernière appréhension, petit pas de fin.
Quand soudain : le voici qui s’impose, arche cadrée sur l’autre vallée, objectif démesuré pour panoramique grandeur nature, le « trou de la mouche » offre une béance géante, un passage majestueux vers l’autre monde. On s’y glisse, on s’y plaît, on se perd dans ce trou aux allures d’origine du monde à l’envers.

Après l’extase, l’admiration et le partage des petits cris de joie augmentés de la fin de l’effort, du début du plaisir anticipé, il est temps de glisser. Prendre les skis, dép(i)auter, rechausser, bien serrer, faire claquer les fixations, se sentir ferme. Fini le flottement de la douceur du glissement, voici venu le temps de la rigidité nécessaire à la descente.
Descente… mais quelle descente ! Une pente raide et une neige dure, une fin de printemps décalée, inattendue, inespérée même, qui donne le bruit de la neige que l’on vire, les petites étoiles bleu glacé qui nous suivent à chaque virage, nous entourent d’un nuage mobile, légèrement piquant et virevoltant qui fait de nous des être animés aux poussières d’étoiles, dessinant mon Bitmoji personnel piqué de petits boulets rapides et clinquants qui tournent avec moi, glissent avec moi, me devancent et me suivent dans un brouillard magique.
Et le bruit, et le vent, et la vitesse, et les rires.
Une descente inattendue qui se prolonge par de longues courbes plus douces dans une neige plus profonde, encore poudreuse et froide, qui accompagne sans jamais s’imposer, une pure belle neige qui accueille nos « S » avec tendresse. Nous prépare, doucement, avec patience, à la fin, les derniers virages plus lourds, la neige colorée du jaune des sables d’Afrique, du marron de la terre sous-jacente, du vert et du gris des herbes et cailloux qui se préparent à éclore.
Un ski de printemps multicolore nous a enchantés. Et puis voilà. Fini. Posés, nous sommes. Repus de sens, d’air et de sensations dans les jambes, dans les yeux, dans l’esprit.
Et, tiens, même pas faim…