Un fruit est un fruit. Tout le monde le sait. Un fruit, ça se voit au premier coup d’œil, on pourrait dirait avec Vialatte qu’il en va des fruits comme des éléphants : chacun d’entre nous identifie le fruit comme tel lorsqu’elle le voit. Un fruit est le rejeton sucré d’une fleur devenu, par le miracle de la maturation, une composition de chair et suc dont la consistance plus ou moins ferme, le goût plus ou moins acidulé, le parfum plus ou moins capiteux, la mâche plus ou moins généreuse permettent d’en établir les particularités.
Et puis, il y a la pêche.
La pêche n’est pas un fruit. La pêche est LE fruit, sublime et sensuel, celui qui aurait ravi la place à la pomme si la Bible avait été écrite par les auteurs du Kamasutra plutôt que par des patriarches désertiques. La pêche, tendue à la bouche, qui se fond avec les doigts, la pêche prise entre les lèvres, à peine maintenue par des dents qui deviennent pour elle câlines et sensuelles, la pêche possède à l’extrême toute les qualités d’être un fruit. La pêche fait jouir la bouche qui lui offre un écrin délicat comme elle, humide comme elle, tendre à l’abord et ferme en profondeur comme elle. La pêche est le véritable fruit de l’amour et de la connaissance, le fruit du désir qui fait trembler les ventres et invite à d’autres plaisirs que l’inoffensive oisiveté et la consommation sans conscience.
La pêche, donc… mais avant, monter. Car la pêche, fruit divin, trouve son acceptation la plus parfaite lorsque elle est partagée en fin de promenade aérienne et ventée sur l’île d’A… où les chapelles plus nombreuses que les hommes, ancrages aveuglants posés sur les végétations râpées, les pierres roulées, les roches soufflées du vent et de la mer, fascinent le marcheur comme des sources de lumière dans sa nuit spirituelle.
Saline et solaire tout autant que terrienne, la marche vers la chapelle de Stavros se rythme aux présences essentielles des éléments qui m’entourent. Partant d’anciennes gorges asséchées qu’on rêve de voir accueillir un torrent puissant, une eau vive et nourricière, mais qui sont aujourd’hui saturées de sécheresse, on gravit les larges marches destinées aux festivités orthodoxes et locales – pourtant, nulle religion ne sera imposée, nul rite ne sera obligé : sur le chemin de Stavros parsemé de cycladiques essentiels, chaque âme trouve sa place. L’esprit trop souvent arrimé au corps savoure l’envol, porté par l’air et le vide quand au détour d’une garrigue de chênes verts et de genévriers il aborde la falaise et, en bas, le grand bleu.
Et lorsqu’on arrive… lorsqu’on s’immobilise… lorsqu’on s’encadre dans sa porte ouverte sur le vide…
La vue à Stavros forme un rien qui aspire, qui élève. Le corps vite sec malgré la montée dans la chaleur s’emmêle dans le vent et caresse l’immatériel. D’un simple en-avant on serait happé par le vide, on céderait à la tentation du sublime, de la belle échappée, le petit pas de trop vite suivi d’un grand bond. Pourtant, la raison indique qu’il faut rester sur terre. Ne pas défaillir. Redevenir terrien, trop terrien, solide, trop solide malgré l’appel de l’envol. Alors, on recule. Se pose sur une pierre, un rebord, un banc improvisé. Abandonne l’envie du vide. On doit retrouver ses appuis et l’air ne fournit que du léger, du vertige, de l’intemporel.
Bientôt, le corps à l’abri redécouvre la fatigue, les muscles, l’après de l’effort. Alors, douter. Sentir un début d’abattement. Être lourd et grossier face à l’air rêvé. Et heureusement, trouver là une pêche, goûteuse et sensuelle, pêche portée de la main à la main, de la main à la bouche, pêche de partage qui file dans les jambes, les bras, la tête pour instiller sa dose de plaisir et nous réactiver.
Après, redescendre. Carburer tout léger au suc extrait du fruit, au don de la main, au bout des doigts léché pour ne perdre le jus, tout bien boosté d’un petit croc de pêche qui m’a gardé sur terre.