(Fabliau héllénico-porcin inspiré d’une expérience gustative hors norme)
TopikoPigos. L’île dont on tait le nom. L’oubliée des Cyclades, la recluse du Dodécanèse, l’inconnue des Sporades. Elle est tout cela, et d’autres îles encore.
TopikoPigos. Son nom s’énonce à voix basse. Se chuchote dans le secret des arrière-salles les mieux fermées, dans le silence conspirationniste des authenticités les plus préservées. Elle a tout, cette ile, du fantasme. De l’imaginaire. De la réalité virtuellement impossible à matérialiser. Elle est l’île du secret le plus jalousement gardé. TopikoPigos ne figure sur aucune carte, n’apparaît dans aucun récit, elle brave depuis des siècles, des millénaires, toute tentative de la cataloguer. Elle est, cette île, une féérie bien réelle et absolument discrète.
Seuls certains gastronomes, carnivores des mieux introduits, en connaissent la localisation exacte.
Sur son sol aride et maigrement ensemencé de divers glands, baies et fruits, s’épanouit une rareté connue sous le nom de « brisole ». Espèce endémique de TopikoPigos, la brisole est dotée d’un manche bien pratique pour la saisir et (car c’est sa destination finale) l’enfourner d’une bouche goulue et d’un air vorace. Reposant contre son long manche, une masse rose encadrée d’un épais tapis blanc et ferme qui s’éclaircira tout en s’attendrissant à la cuisson, révélant à son destinataire toute la générosité de l’île, sa délicatesse, son fruité si caractéristique, son fumet si audacieux. Car la brisole de TopikoPigos offre à qui sait la cueillir à parfaite maturité, à qui sait ensuite la faire rôtir à lente combustion sur des braises arborées qui fument lentement et rougeoient sans brûler, la brisole, donc, offre un moment de pur plaisir intense et gourmand qui a rendu mythique son île et sa production dans le cercle très fermé des amateurs de bonne chère sans gesticuler. Nul besoin de vantardise, de célébrité, de fascination, de chef médiatisé, un simple cuisinier faisant face à la mer (au loin) et à son gril (sous les yeux), une brisole à peine parsemée d’herbes locales, d’un peu de sel et poivre, d’un soupçon de:moutarde si vraiment… mais enfin… un simple chef parfaitement au fait de l’attention toute particulière qu’il faut apporter à la cuisson sans saisissement, à la lente coagulation des sucs, à la fonte contrôlée suivie de caramélisation ajustée de la gaine blanche permettra par son talent brut, net et ancestral, d’apprécier la qualité exceptionnelle de la brisole de TopikoPigos.
Infiniment satisfait de ma découverte, j’ai voulu creuser. Identifier l’origine de ce fruit fantastique, de cette mâche magnifique, de ce goût multiple à la fois salin, terrien et venté. J’ai parcouru mes dictionnaires gourmands, mes mythes et mes légendes, mes récits de voyages. Sûrement, un Ibn Battuta, un Marco Polo, un Magalhaes l’auraient croisée au cours de leurs explorations. Sûrement qu’un géographe précurseur, un Ératosthène ou un Ptolémée, l’aurait localisée sur leurs cartes si précises. Et comment imaginer qu’un Carême, un Brillat-Savarin ou un Curnonsky aient pu l’omettre de leurs certes chauvines mais toujours curieuses recensions de la gastronomie universelle ?
Sûrement… sûrement… et pourtant, non. Rien. Aucune mention. Aucune allusion. Pas la moindre suggestion de reconnaissance. Si nulle trace n’en subsiste, il faut y voir un signe de la sagesse infinie des Anciens qui, satisfaits de leurs découvertes et inquiets d’une médiatisation outrancière, ont préféré ne pas donner d’indice et laisser la foule de leurs lecteurs, suiveurs et admirateurs découvrir par eux-mêmes – voire, ne pas découvrir – l’extrême onctuosité, la saveur boisée et le fondant sans pareil de la brisole de TopikoPigos.