La mécanique des fluides est une discipline scientifique bien mathématique qui sourd sans cesse de son cadre de sérieux pour témoigner de nos débordements. Schizophrène notoire, elle exprime avec vigueur son caractère affirmé de science exacte pour quotidien approximatif. Ainsi, le marcheur parisien à peine entré dans la cohue métropolitaine devient corpuscule s’écoulant dans le flot de la foule en mouvement. Sans cesse évitant, sans cesse se glissant, sans cesse se frottant, sa sinueuse démarche repérée d’un trait sur une carte imiterait le sort peu enviable mais universel de la particule de fluide prise dans un mouvement ample, profond, large et collectif qui la dépasse bien qu’elle le crée. Le crée, oui. En partie. Mais, le contrôle ? Non. Absolument non. Il suffit de l’approche d’un carrefour majeur, d’un monument prisé, d’un Uniqlo ou d’une Apple store pour que l’écoulement devienne turbulent, engendre des multiples tourbillons dans lesquels mon moi-particule s’engouffre, indissociable de ses sœurs agitées, m’entraînant par viscosité dans des méandres imprévisibles. Oui, la marche en ville, cette banalité dont chaque citadin peut témoigner, est une expérience à l’échelle humaine de la mécanique des fluides, même si elle en donne une vision statistique, peu différentiante, pauvre en intention, une esquisse brouillonne des mouvements désordonnés de ceux qui ensemble s’écoulent.
Voilà les pensées qui me bercent l’esprit tandis que je zigzague entre mes particules jumelles sur les trottoirs affairés de la rue Sainte Anne. Pourtant, ce midi, je prévois de me laisser aller aux sens plus qu’aux abstractions, et redevenir expérimentateur plutôt que de rester théoricien. Lassé du gaz inodore inhalé en parfait Monsieur Jourdain de l’aérobie, indifférent à l’aquatique transparence avalée pour survivre, j’entre dans la boulangerie Aki à la recherche de fluides plus complexes. Et là, porté lentement par le tranquille écoulement laminaire des déjeuneurs gourmands, me vient cette constatation : la mécanique des fluides, malgré l’impressionnant corpus qui en a fait une discipline-phare des mathématiques appliquées depuis qu’Archimède plongea dans sa baignoire, se retrouve dépourvue pour décrire les transformations singulières qui engendrèrent les mochis que je convoite, rotondités charnues et colorées qui ballottent en s’étalant paisiblement sur leur support. On a dû chez Aki canaliser des écoulements de toutes sortes, fluides parfaits, Eulériens ou Newtoniens, visqueux, visco-élastiques ou élasto-plastique, des fluides aux noms dotés de toujours plus de traits d’unions à mesure que la préparation s’est battue, pilée, mêlée, mixée, fouettée, reposée, échauffée, refroidie, moulée et finalement déposée sur le marbre pâtissier. Les mochis de chez Aki ont été, aux diverses étapes de leur fabrication, des fluides complexes capables de défier l’inventivité taxonomique du scientifique – voilà maintenant qu’ils, plus simplement, attisent mon appétit.
Bientôt mon tour de pointer à la pâtissière japonaise qui s’exerce au français mon choix du midi. Quelques secondes d’une conversation originale non sous-titrée aux mots rares accouplés de grands gestes du menton, de la main et des yeux, et il ne sera plus temps de théoriser la réalité qui me défie mais plutôt de la tâter. De l’effleurer, tout d’abord, tant la rondeur fessue et mamelue paraît protégée du grain si fin que l’amidon sait donner. La touche superficielle et initiale semble contrer le désir d’intérieur, on ne saurait s’imposer devant tant de finesse, pourtant le bout de mes doigts posés sur la rondeur s’inquiète et s’agite, le pur appel de la mollesse sphérique m’incite à plus de pénétration, une plus franche invasion. Alors, presser peut-être ? Traverser la frontière ? Oui, l’envie m’en prendrait… mais le mochi venu d’Aki sait bien se défendre et, si l’on enfonce un peu trop le doigt jusqu’à déprimer la barrière élastique, un autre frein, moral celui-là, nous arrête. Car l’impression que procure cette membrane recouvrant une tendresse, sa consistance élastique, sa douceur, sa micro-épaisseur s’apparentent à la sensation totalement lénifiante que procure le toucher du ventre d’un nouveau-né – ou de celui d’un chiot. Aucune violence ne sera tolérée, aucun transpercement, d’ailleurs s’imposent un instant à l’esprit l’idée de caresses douces, le refus d’éclater, l’idée de l’abstinence, on voudrait presque emporter chez soi ces boules, les chérir et les élever jusqu’à les voir grandir.
Oui, mais voilà : il faut dire qu’une fois mes mochis bien en main, l’apaisement ne dure pas. Mes papilles s’activent et me tancent, incapables qu’elles sont de supporter plus longtemps la vision aguicheuse des patatoïdes piriformes finement saupoudrées aux teintes multicolores de jouets pour langue et palais ; si bien qu’abandonnant tout espoir de douceur parentale et hybride, j’engage d’un coup de dent résolu une conclusion langoureuse qui dure, dure, dure en bouche le temps que la surface élastique se délite, que ses particules se désagrègent et que sortent de sous ce derme translucide les émulsions aérées qui s’y terraient, et que ruissellent sur ma langue à l’affût les violettes de senteur qui restaient ségréguées. Violette de matcha, de sakura ou de chocolat, violette simplement de violette, les aériennes fleurs de mochi à la fraîcheur inattendue sous la résistance initiale guident ma langue pour qu’ardemment elle s’invite dans l’intérieur, tourne au cœur de l’enveloppe, en lisse tous les plis, en emplisse tous les creux, et déterre toutes les cachettes de la rotondité qui, finalement éventrée, s’offre entière à ma bouche. L’union est parfaite, mochi contre joues une succion délicieuse qui s’accroît à mesure que l’intérieur s’écoule sur ma langue en rapides de saveur et que ne restent que l’enveloppe plaquée contre les plats de ma bouche, le gout doux du riz pilé et la chaleur de mes muqueuses. Les mochis d’Aki me laissent pantelant, la bouche rêveuse, le ventre léger, les doigts en manque, les joues constellées de poussière galactique.
Ensuite : faire voler les traces d’amidon sucré qui traînent sur mes lèvres et mes mains. Aller m’insérer dans le flot des particules amies, me laisser embarquer, suivre le courant et partir, les lèvres baisées du souvenir.