F. sort de la chaleur engourdissante. Ses yeux s’ouvrent. Ou plutôt, ils le tentent. Son nez perçoit une présence proche, une source de chaleur humaine, animale, odorante qui s’invite dans son univers. Les yeux de F. n’ont pas trouvé la lumière, mais son nez, son souffle, ses oreilles sont activées par la présence.
F. n’est plus seul au Château.
Allongé sur le sol en terre battue, les bras collés le long du corps, la tête bien calée par une pierre étonnamment confortable – elle s’adapte parfaitement à la courbure de sa nuque, F. n’en revient pas ! – il ne dort plus. Les yeux fermés, il inspire à grandes goulées gourmandes les effluves de l’inconnue – oui, la présence est d’une femme – qui a créé un espace commun. La bulle qui les contient est large, spacieuse, enveloppe élastique remplie d’une mousse douce, F. sans bouger a l’impression d’évoluer à l’intérieur de la bulle, l’Inconnue est une dauphine et lui un dauphin, et ils nagent et s’entremêlent, leurs deux corps tournant dans le liquide porteur, sans effort, respiration évidente, mouvements souples et aisés. Un bonheur de légèreté partagée.
F. est immobile, pourtant il voyage. De grandes traînées bleues fouettent son champ de vision, traînées de scintillances quand elles écrivent le sillage de l’Inconnue, traînées plus hachées quand F. recroise ses propres traces. Traînées poussiéreuses, oui, mais d’une poussière lumineuse, humectée, qui s’infiltre avec aisance dans les narines pour tapisser les poumons d’une odeur rêvée. Les bulles qui ressortent par le nez de F. se mêlent dans le bleu aux expirations de l’Inconnue qui semblent lui parler. Oui, F. qui n’entend pas est convaincu que les bulles se parlent car elles s’accouplent, fusionnent en de petites éclatements de surface, comme deux bulles de savon qui s’abouchent et croissent. F. est curieux de ces unions, il aimerait l’entendre, l’inconnue qui danse dans leur eau, il voudrait s’approcher d’elle, et enlacer son corps de dauphine de ses muscles marins. Seules les bulles continuent de se mêler. Une forte conversation se tient dans l’espace entre-deux, une conversation sans bruit mais à l’intensité sans doute et qui dit, oui, qui dit tout ce qui n’était pas dit, qui dit, enfin, tout ce qui restera tu : les regards échangés, les approches délicates, les mains qui se frôlent, les airs qui s’agitent au froissement d’étoffes, les instants multiples de rencontre terrestre qui sont ici filtrés par le bleu, et pourtant ils existent. F. est chaviré. Il coule dans l’eau de l’Inconnue, ne sait plus se poser, rien n’est plus pierre, terre ni air, il est tout eau autour de l’Inconnue et s’enchaîne à elle dans la multitude de de bulles, jusqu’à la dernière bulle qui éclate et fait jour devant les yeux de F. enfin ouverts et projette dans son ciel une seule phrase : « Ne me dis plus Inconnue. Je m’appelle Frieda. »
F. se réveille en sursaut.
Dehors l’air est toujours sombre. La bulle a disparu. L’eau s’est envolée. Seule rémanence, la phrase encore dans l’air : « Je m’appelle Frieda. »
F. se redresse et s’assoit. Ses mains touchent la terre, cherchent le corps, son nez palpe l’air épais, traque l’odeur. Ses oreilles pointent vers le ciel, s’attardent au moindre bruissement, au plus fin son provenant d’entre les murs distants.
« Frieda, du Village ? » demande F. à haute voix. Mais la phrase disparaît. Nulle réponse n’apparaît.
F., parfaitement éveillé maintenant, parcourt la petite pièce dans laquelle il s’était endormi. Rien autour de lui n’est aussi clair que lorsqu’il ne voyait pas. Il se lève et part à la recherche de Frieda.