Le bassin d’Arcachon tient de son grand frère le Sud-Ouest un amour immodéré pour la convivialité tendance lourde et enrichie, une convivialité épaisse qui empêche le sang de circuler et les ventres de se détendre tant elle se pare de graisse, d’alcool et de purine. Pourtant, tout l’air du monde se trouve à deux pas. En marchant le long de la pointe au Cap Ferret, on sent le vent vous remonter les papilles jusqu’à l’intérieur des narines et transformer l’appareil du goût en une aération inspirante. Alors le pas s’allège, la tête se relève, la vue s’égare et se laisse aller au loin, jusqu’aux masses sombres et inquiétantes qui s’enfoncent avec une lenteur géologique dans l’océan. Cairns morbides déposés sur la plage, les bunkers lentement déclinant dans le sable nous invitent à la quête d’un temps d’avant, un temps souterrain, un temps de la terre primordiale, fondrières et tourbières. On se prend à vouloir creuser. Chercher. Exhumer. Et on se dit bien vite qu’il faudrait la patience et l’imagination d’une archéologue pour savoir déterrer sous les bunkers s’enfouissant les algues, les bulbes, les racines primitives, et réinventer le goût qui fut celui de l’origine, le goût du temps où la terre elle-même était bonne à manger. Et si on trouve en sortant de la plage constellée de ses pierres artificielles revenues à l’état de nature une forêt de cèpes géants, fantastiques spécimens posés aux yeux des passants même pas gourmands qui les ont laissés prospérer, ce n’est qu’une confirmation de notre intuition : ici, la terre sait donner, encore et encore, il suffit de baisser les yeux, de voir à travers les vagues et le sable jusqu’aux tréfonds de la vie, et remonter patiemment, avec énergie et concentration, les essences des plus profondes origines.
Oui, marchant le long de la pointe au Cap ferret, on redécouvre le goût quintessentiel de nos origines les plus telluriques, celles qui font de nous, avant d’être vivant, des êtres alchimiques de feu, d’air, d’eau et de terre, le goût de ces « Origines Non Animales » découvertes la veille au soir au restaurant ONA qui extraient de notre intérieur conventionnel notre minéralité, notre physique fondamentale. Chez ONA, on sent dans la profondeur de la cuisine de Claire Vallée une véritable fascination pour le non-vivant qui est le seul éternel. Consommé de terre, soupe de caillou, gratin de sable et onction de feu, voilà ce qu’elle promet, et presque tient, avec cette initiale infusion de livèche et bois de cèdre au goût profond comme sa couleur, à la senteur entêtante d’entrailles de la terre qui vous urge le conduit et prépare à la re-création. Une mise en bouche de Big Bang, car chez ONA, tout est neuf et il faut des intestins nettoyés, un œsophage apaisé et un estomac régénéré pour laisser les sens déclarer leur amour de la terre.
Mais…
Bang !
Mais… ?
Big ! Bang !
Mais, quoi… ?
Autour de nous dans la salle, des ballons qui planaient au-dessus des convives explosent sans prévenir, la curiosité nous étreint, ainsi qu’une inquiétude diffuse en attendant notre tour.
Que voici.
Sorti de l’intrigante baudruche transparente, le menu en forme de parchemin aux inscriptions elliptiques peut se dérouler. Et commencer par un dôme Pythagoricien qui nous expose dans un nuage de fumée bientôt dissipé son système solaire, une Terre en mousse de navet, une Saturne en faux-gras, Lune en caviar et Mars en beignet, délicieuse astrologie dont le signe me va parfaitement. Puis – nous sommes à deux pas d’entrer dans l’année du Tigre – une explosion de filaments d’agrumes et courge spaghetti à la vodka au piment m’entraîne des années dans le passé, souvenirs d’alcool pimenté qui arrachait la gorge et qu’on buvait pour se fouetter le sang comme ONA nous le fouette de son flambé odorant et amer. Suit la subtile douceur apaisante d’un carpaccio de chou-rave aux noisettes torréfiées et à la truffe noire qui se déguste en silence, tranche par tranche posée à fondre sur la langue, les papilles en full contact d’une embrassade légumière lente et favorable pour ne plus se gratter la gorge avivée de l’alcool capsicumé.
Encore une dose de douceur et de finesse dans l’assiette qui prolonge, petites ravioles fines et fondantes d’origami radical posées dans un bouillon de légumes terriblement goûteux, un bouillon enchanté aux essentiel goûts extrêmes à faire pâlir des générations paresseuses adeptes du Bel Viandier et ses habitudes sans esprit, un bouillon intense qui ravive sans la brûlure les premières gorgées du thé de réveil.
Mais voici que le fond gourmand de la Vallée se réveille avec une auvergnaterie du plus beau style, un chou farci au bourguignon de pleurotes et champignons de Paris qui t’envoie son cognac, le parsème de kimchi, l’attise de l’alcool et de l’intensité mousseuse et lichénique des champignons bien confits. Des bouchées spectaculaires. Des bouchées incendiaires. Des bouchée sous toutes les latitudes qui ne te laisse pas un instant de répit. A peine crois-tu que le spectacle est fini, que la terre va s’arrêter de tourner et que le manège va te laisser descendre, voici que Claire et ses sbires reviennent à l’attaque les mains chargées des petites bulles de racines, de mousses de légumes, d’espuma de coco, l’incessante profusion te laissant à peine apprécier la fraîcheur du décor, la beauté des alcools pâles qui ornent le bar et dont on comprend qu’elle sait bien s’en servir, avant de te déposer une assiette à l’intitulé inquiétant, un dessert de carotte et miso qu’on regarde les deux mains sur l’accoudoir, prêt à s’enfuir s’il se montrait trop agressif. Mais on reste, et on goûte, et on fond et on prend, on reprend et on laisse la glace au miso s’étaler dans la bouche et te lisser la dentition, la pointe de salé fondue dans la fraîcheur lactée, et la petite carotte qui passait par là et s’est fait glacer elle aussi ne tarde pas à rejoindre l’union buccale.
A cet endroit précis, satiété en chemin, ivresse de gourmandise bien en vue, on se dit, tiens, peut-être qu’ONA dut céder aux standards et donner pour conclure de classiques sensations de sucré et fondant tout juste redécorées, mais voici que nous arrive une fin de parcours explosive, son met de la fin, un dessert de pop rice au cœur caramélisé surmonté d’une mousse sucrée-salée sous les auspices Folonesques d’une meringue en nuage : une, allez, osons le mot, une véritable tuerie – et ce fut bien la seule de tout ce flamboyant repas purement ONA.
Oui, il fallait, le lendemain, s’en aller retoucher l’eau et le bassin, la lumière et l’hiver, le sable et les bunkers, pour absorber l’intense pureté révolutionnaire de ce repas planétaire qui, espérons, ne s’arrêtera jamais de tourner.
Whaoooo…. Quel bel article! Merci infiniment ! Je suis particulièrement touchée par vos mots! 🙏.
Les temps sont difficiles pour les artistes de la cuisine. Merci d’la voir égayer ma journée par cette lecture!
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Le plaisir tellement intense et la tristesse d’apprendre la fermeture (temporaire j’espère) d’ONA m’ont inspiré !
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