Dessous, se voit la trame. Les fils tissés des générations passées qui se tendent, se croisent et se parlent, se détendent ou s’agrippent. Parfois, se déchirent. Souvent s’entremêlent.
Dessous, F. découvre les fondations.
Le Château a une histoire. Longue, sombre, d’un doux éclat de bronze juste luisant, fondue de génération en génération depuis que la lumière fut. Elle s’écrit, ou se dit, ou se sent, de maîtresse en maîtresse du Château. De maîtresse, oui, voilà qui apparaît enfin aux yeux de F. : le Château n’a pas de maître. Seulement des maîtresses. Son histoire est vulvaire, reproductrice et sereine. Aucune guerre de succession ni prise de pouvoir meurtrière, aucun épanchement de sang autre que celui qui rythme la vie et les naissances.
F. croit comprendre maintenant. Il entrevoit le rôle de Frieda, ses paroles qui l’ont attiré ici. Qui l’ont retenu. Les mots échangés qui n’ont d’autre but que de lui trouver une place, et qu’il la prenne. La fasse sienne. S’inscrive lui aussi dans la lignée du Château. Il a erré d’embryon en naissance, de naissance en enfance, d’enfance en grandeur, il a erré dans les couloirs et les corridors, les vestibules et les halls, les passages et les entrées, les portes et les portes. Il a erré d’étage en étage, de sous-sol en combles, de chambre en chambre, de dehors en dedans, de fenêtre en ouverture. F. a erré. Ignorant. Inconscient. Accueilli sans même savoir. Désorienté. Mais il croit comprendre maintenant : les mots de Frieda sont éternels. Ils disent l’unicité du lieu, l’unicité de son rôle, ils disent l’absolue nécessité de poser une marque pérenne entre les murs du Château. Sa marque. Leurs marques. De lui et Frieda. Une nécessité de devenir la suite, trouver sa place, tenir son rang. Et l’évidence que tout le reste déçoit. Futilise. Inutilise. Agrémente les jours et les heures, accumule les mois et les années en comptabilité du temps qui reste à la mort. Le reste, hors Frieda, hors le Château, n’est que décompte et survie. Ici, est la vie. Le sens du présent. La preuve du passé. L’engagement du futur.
Ici est la vie.
F. est hilare de sens. Il inspire bruyamment, la tête lui tourne, il se sent léger, ses pieds décollent, s’agitent dans l’air, son corps derviche se jette en spirale et il danse dans l’attente de Frieda qui lui doit des mots, encore, et donner ses pensées en offrande.
La vision de Frieda se floute à mesure qu’il tourne et que le vertige l’empare, que sa tête se vaporise, que le corps accélère. La vision de Frieda s’estompe et son esprit qui parfois déraille se demande, s’agissait-il bien de Frieda ? De sa Frieda ? N’était-elle pas elle aussi vision d’une spectre, émanation virtuelle d’une âme ancienne venue l’enjoindre ? Et ne doit-il pas encore chercher, encore traquer, encore pister sa véritable Frieda qui doit, oui, l’attendre ?
S’agissait-il de cela, simplement de cela ? Entrer au Château, en explorer les recoins, en franchir les obstacles, et trouver Frieda ? S’agissait-il bien de cela ? F. est confus tandis qu’il toupie en plein air, les pieds décollés du sol, les yeux incapables de retenir les murs qui défilent à une telle vitesse que les joints entre leurs pierres forment bientôt des lignes infranchissables, et voilà F. encerclé par des lignes grisâtres qui le maintiennent en place et l’empêchent de s’envoler.