Les tantes. Figures sacrées de l’univers enfantin, elles donnent sans compter, vous aiment sans tergiverser, ne crient jamais sauf de joie à vous voir. Les tantes, même celles qui ne sont pas de la famille, sont les meilleures amies de l’enfant dans le monde des adultes. Les miennes sont nombreuses : Roseline, qui mériterait un livre pour elle seule. Yvonne, qui n’est pas une vraie tante, mais bien plus. Mimi l’aînée, l’ostracisée. Claire la cadette, l’adorée, Dany la réfléchie. Et Ketty.
Ketty… quel nom étrange ! Consonance anglophone venue tout droit du Maroc, à se demander pourquoi elle ne dirigea pas ses pas vers Londres plutôt que Paris lorsque le shériff des Chérif reprit le pouvoir. Ketty, donc. Ma tante. Une grande beauté. Un sourire ravageur. Des yeux pétillants. Et toujours une façon de dire qu’elle ne comprend pas de quoi tu parles, mais qu’elle comprend parfaitement autre chose, et qu’elle y répond volontiers, offrant à tout échange la possibilité d’une échappatoire surréaliste. Ketty, affectueuse et généreuse reine du contre-pied, avait surtout, en tante ultime, une corde à son arc qui dépassait largement du carquois – métaphore bancale, je le sens bien, c’est l’esprit. Cette corde exceptionnelle, donc, était culinaire. Ketty en épousant mon oncle avait rejoint une famille de gourmands impénitents, amateurs éclairés, inlassables sybarites, véritables ogres en perpétuelle goguette. En un mot, une famille juive marocaine tout-à-fait normale, dont elle faisait partie des maîtresses incontestées. Certes, ma grand-mère veillait au grain – pas question de céder son titre sans lutter. Ma mère aussi, devenue excellente cuisinière mais dont le lourd passif d’ashkenaze élevée aux glaçons de carpe farcie et autre salade de riz aux condiments intempestifs enlevait toute légitimité à ses prétentions. Oui, Ketty, sans conteste insurpassable, dominait. Ses pâtisseries avaient la subtilité qui manque habituellement aux douceurs orientales, ses fazuelos – de véritables « merveilles » – étaient sources de craquelants craquements, fondamentalement fondants, si finement sucrés et surtout pas dégoulinants de miel archi-siroté. Ses cigares, aux amandes, crissaient-croquaient puis se consumaient dans un même élan, d’ailleurs un seul élan suffisait pour les avaler. Comme ses pastels aux fruits secs. Et son pie ! Son pie c’était le pied comme on disait au siècle dernier, un gâteau d’une snobinarderie devenue pittoresque après l’exil, rectangles de génoises masqués de confiture et de crème d’amandes, noyés dans un alcool parfois sans alcool, masqués d’un glaçage qui suintait le sucre, un festin fondamentalement diabétogène qui rappelait à tous que nous avions failli être anglais – en attendant d’étouffer.
Mais j’ai commencé par la fin, par ces pâtisseries de Ketty qui venaient en ponctuations glucidiques et addictives de repas polyphoniques, virtuoses variations de salades et tajines, couscous et pastillas, les insistantes agaceries des extraordinaires repas de chez Ketty. « Des » repas, ou plutôt : « du » repas. Le repas existentiellement parfait, celui qui reste inscrit au plus profond de ma mémoire adipeuse, celui dont mes analyses de sang portent encore la signature, quelques décennies plus tard. Un repas dont personne n’est sorti indemne, marqués que nous fûmes par une succession dont la finesse rivalisait avec l’opulence. Ces deux mots d’habitude incompatibles avaient trouvé en Ketty une interprète exceptionnelle, elle seule était capable de vous gaver avec doigté jusqu’à vous exploser la panse avec élégance. Ce repas fusion d’hospitalité Abrahamique et de goinfrerie Pantagruélique, se déroula autour d’une longue table de treize convives. Nous étions insouciants, peu marqués par la démonologie chrétienne, peu inquiets de nous compter en un si horrible nombre, d’ailleurs nous venions de passer des vacances tous les treize et personne n’en était revenu trahi, ni cloué. Forts donc du courage de l’ignorance, nous avions accepté l’invitation de Ketty sans frémir, persuadés que notre déjeuner se passerait, à l’image des vacances, comme une lettre à la poste. Plaisir d’être ensemble, un peu de bonne chère, quelques affectueuses taquineries, pas mal de géopolitique, et voilà…
Ah ! Mais quelle erreur !
Nous aurions dû ne jamais oublier, oui, nous aurions dû toujours nous rappeler que Ketty possédait des armes redoutables – un style plein de panache, le goût de la victoire et un sens tactique inégalé – et qu’elle n’avait jamais laissé aucun adversaire se relever après les services à l’assiette de ses redoutables spécialités. Service, et re-service, évidemment. Mais nous faisions les fiers. Ne voulions rien savoir. Et comme une seule bouche, comme un seul ventre, nous avons tout déchiré. Tout, absolument tout. Les entrées, les avant, les après, les pendant. Les plats, les avant, les après, les pendant. Les intermèdes, entremets, salades et fantaisies. Les bouchées, les caresses buccales, les tendresses linguales, les folies papillaires. Les diversions, faux-semblants, chausses-trappes et stratagèmes, sorties ratées, troisième services, les « je n’en peux plus » repoussés d’une main ferme et d’un grand sourire. Jusqu’au dessert… ah, non, jusqu’au premier dessert, puis le thé, sucré, puis les desserts, de nouveau les avant les après les pendant. Les meringues. Les caramels de fruits secs. Les… les…
L’explosion.
Et la conclusion.
Un air paisible soufflait sur la salle à manger en passe de se calmer, les discussions échauffées s’étaient atténuées, les paroles glissaient sur le tapis de restes et les effluves de fleur d’oranger, les mains nonchalamment se posaient sur la table en soutien des corps qui sinon vacilleraient. Alors nous, les jeunes de l’époque, nous nous étions levés – un grand effort – avions quitté la pièce pour aller nous réfugier dans une chambre et se mettre bien. Et voilà comment un parfait samedi de printemps nous avait achevés, cousins-cousines affalés sur les coussins, vautrés sur les lits, étendus sur la moquette, enfoncés dans les poufs, repus, saturés, les joues explosées, le ventre incompressible, les boutons défaits, ivres de la tendresse de Ketty.