Des murs se sont élevés contre une naissance peu amène. Basse, à condition, sans terre, de nature. Une naissance à la vie comme un souffle dans le vent. Une naissance qui ne donne pas d’assurance. Les murs du Château sont des briques de rêve entassées pour résister. Solides et inquiétantes. L’illusion d’ouverture que donnent la cour, le parc, la perspective grandiloquente des arbres qui bordent l’allée principale s’efface devant la puissance de son enfermement. Le Château, il est là. Solide. Immuable. Familial. Ses portes refermées sur les secrets de toujours. Il cache entre ses seins de tour, dans sa vulve de pont-levis, dans son arrière-train de basse-fosse, dans l’eau calme de ses douves, des misères passées qui ne refont surface. Et protège, et fait croire, et promet de grandir en fausse sécurité – puis un jour se révèle, écroule et démet. Alors revient le mystère embrumé, le rêve calciné de l’enfant démuni face à l’absence d’enjoué qui grisaille ses murailles. Le Château lui survit. Forteresse, il attire les esprits et ne les relâche. Il piège les âmes et ne les libère. Le Château est une grande voie d’accès aux inconscients égarés qui risquent leur vie sans savoir.
Mais, visitons.
L’entrée est d’une grille. Lourde, en métal forgé, aux circonvolutions risibles si elles n’étaient si épaisses. Y figure le combat d’un tigre et d’une lionne stylisées dans les barreaux. Animaux qui font cage, pour dire. Leurs ébats sont violents, intenses, le sang suinte du métal vrillé comme des colonnes dégoulinantes de fourmis agressives. Mais il ne faut craindre. La grille est du passé, elle ne vit au présent, ne peut empêcher F. d’entrer s’il le veut. S’il ose. Pourtant, elle intime qu’on s’arrête. Qu’on examine avec attention les attaques tout en cercles rapides et larges du tigre, les réponses frontales et directes de la lionne. Pattes de fourbe contre griffes de fière. La grille fermée est un spectacle difficile à ignorer, qui reste longtemps dans les esprits et laisse l’impression d’une histoire achevée. De celle qu’on se raconte mais qui ne revit.
Portés par la furie qui s’échappe à grandes volutes du combat fondu dans le fer, des détails peu à peu apparaissent. Un motif d’arbres. Un décor de rocaille. Une voie tracée derrière les combattants, qui semble mener au Château. C’est la voie de F., il doit la suivre. Passer par-dessus les corps des félins puissants et royaux qui se cherchent et s’attrapent. Mais F. est fasciné. Ses yeux ne quittent le premier plan de la grille, ses oreilles sonorisent sans qu’il s’en rende compte les ébats qu’il observe. Au point que la transparence de la grille s’efface, que ses zones ajourées se remplissent, et qu’une opacité nouvelle s’impose à lui.
F. laisse tomber ses bras le long de son corps. La frontalité qui s’est imposée présente toutes les conditions de l’attente. La fin du combat paraît proche mais le métal l’a figé dans un temps juste avant, un temps qui ne permet qu’on se libère et qui impose l’immobilité.
F. croise les bras, ses yeux demandeurs. Des voix implorantes se font entendre.
Il soupire et s’assoit.
Au pied de la grille, l’herbe est tendre. La mousse, douce. L’odeur mycotique de la forêt autour lui infiltre les narines, légère et humide, agréable pourriture. Il inspire à grands poumons les émanations du sol, sent l’eau qui monte sur lui, petite goutte par petite goutte. Chargée de fulgurances félines, chargée de leur énergie, l’eau qui monte du pied de la grille est un placenta extérieur qui enrobe F..
Il s’endort.
Quelques instants de pure noirceur derrière les paupières masquent la scène qui se déroule sans trêve. F. profite de l’humidité nourricière, des champignons partenaires et du confort de la mousse, vital préliminaire. Il rêve que le combat sera terminé. Mais, à l’ouverture, la grille n’a bougé.
F. se lève. Campé face à la grille, il lui parle. Tu ne m’impressionnes, dit-il. Je suis décidé, dit-il. Je veux tout savoir, dit-il.
F. pousse la grille qui s’ouvre devant lui d’un lent et noble pivot. Reste à franchir le pas vers l’allée qui s’invite.
L’allée, c’est le bruit. Le bruit des pas qui font crisser les graviers, les petits cailloux mêlés au sable, les petites pierres retenues par la terre. Les frottements métalliques et minéraux scandent les pas de F..
Progression difficile.
L’allée, c’est le bruit. Le cri violent du vent dans les feuilles des grands arbres qui la bordent. Les murmures s’amplifiant des multiplicités qui, avançant, se précisent.
L’allée est longue. De loin elle paraît simple, grande voie rectiligne encadrée de gardiens aux troncs épais, hautes branches et feuillages nourris. Elle paraît simple à qui ne l’emprunte, à qui la voit d’un œil détaché, extérieur, abstrait. Elle paraît, cette allée, n’être qu’une transition, rien à faire d’autre que de quitter son début pour en atteindre la fin.
F. lutte contre les fausses évidences qui jalonnent l’allée. Les branches ne sont pas là pour l’aider mais pour le détourner, de haut, de loin, en moquerie de grandes sœurs affranchies. Trônant et flottantes, filles d’oxygène placées sur le chemin elles disent de s’envoler comme elles, de flotter comme elles, et de partir.
L’allée, voie rectiligne aux branches qui détournent.
F. avance, sourd au bruissements des branchages. Déterminé. Impatient de s’extraire de l’allée sans fin, d’en atteindre l’extrémité qui donne – mais il l’ignore – sur un autre enfermement. Différent. Plus furtif, à l’image des branches ses sœurs. Plus ouvert, à l’image des prairies qui s’étendent de part et d’autre des grands troncs. Un enfermement de qualité qui se précise peu à peu à mesure qu’il évolue vers le bout de l’allée. F. accélère, se met à courir, accompagné par crissements, frottements, cris et atterrements. À rêver. À anticiper. Il bondit, oubliant les conseils oubliant les déceptions les avertissements des aînées, se rendant sans plus tarder à son futur présent, vers l’enfermement différent qui a pour nom « vie ».
Il atteint le bout de l’allée. Là, se tient le perron. Un ami. Une présence. Bas, poli, aimable entre-deux, il invite à entrer. Ses marches basses et larges sont faites pour être franchies à petit pas, à peine effleurées de pas esquissés. Pourtant, elles sont marquées du passage du temps. Années après années, vies après vies subreptices, d’innombrables légèretés ont fini par creuser la masse, inscrivant les histoires multiples qui lui passèrent dessus.
En haut, la porte intime l’arrêt. Elle s’impose aux yeux de F. qui brutalement se stoppe. Il l’étudie : massive, sombre, austère, elle parait ne devoir s’ouvrir. Menace de rester close aux mondes nourris de lumière. Ainsi la lumière au Château, filtrée par les étroites ouvertures de la façade qui domine, sera protégée des vivacités.
F. attend. Ses yeux se baissent. Rencontrent le perron fidèle. Immuable. Tremplin si discret entre la longue arrivée et la porte mystérieuse. F. hésite à franchir les caps. Plutôt le prendre de côté, esquiver sa face et laisser quelques traces sur les bords des marches. Créer des glissements pour écraser les fossiles, marques antiques de ses habitants du temps que la Terre était Eau. Les marches disent une histoire si vieille que F. s’y attache, reliant les spirales pétrifiées avec sa naissance à venir, parcourant les volutes préhistoriques, dernières coquilles fondues dans le calcaire. Les pierres des marches sont des ossuaires antiques et F., en toute déférence, prend le temps de saluer les corps morts qui le portent, les âmes élémentaires des invertébrés archaïques qui ont, consolidant, donné à la pierre sa dureté, son toucher et sa durée. Son infinité.
F. complète son ascension, modeste mais déterminante, cinq pas qui excluent la possibilité du retrait, la possibilité de l’absence, la possibilité de la fuite.
Ah ! Voilà la porte.
Sombre et solide, massive et hautaine, la porte s’impose.
F. inspire, expire et l’affronte. Il incline la tête, rabat le menton sur sa poitrine, resserre les épaules. Il attend. Il ne lui revient pas d’abord de cogner, frapper, taper, se manifester. Il inspecte les fibres de la porte, le lignage du bois ancien, les années arrachées qui se devinent aux cercles concentriques dont on voit les traces poindre, sortant du plan pour se perdre dans la troisième dimension. L’arbre a été tranché, les cernes ont été brisés, pourtant F. les sent s’arrondir autour de lui comme des bras de tendresse qui recréent leur tronc chaud et rassurant dans lequel il resterait, lui, petit. À venir. À bientôt. La résonance des écorces lointaines, la vibration des fibres tendues sont ses accompagnatrices, une dernière fois s’adosser, se recroqueviller, se laisser aller. Une dernière fois dans le ventre de bois se laisser porter. Être à l’attente.
Mais, fugace. Mais, disparaît. Mais l’impossible retour en arrière. Les cercles imaginaires s’effacent et F. se retrouve seul face à la porte. Toujours massive. Toujours hautaine et sombre. Alors oui, il faut rentrer plus le menton, serrer mieux les épaules et d’un hochement de tête, montrer qu’on y est. Et qu’on est prêt. Et pousser.
La porte s’ouvre sur le hall du Château.
Enfin, entrer.
Le vent qui l’accueille est froid. Il cingle et déboule du grand escalier que F. aperçoit à l’autre bout du hall. Agite en spirale le lustre ostentatoire, pauvrement éclairant, fait tinter ses breloques ridicules d’un rire malingre, faussement cristallin, le triste soprano d’une cantatrice enrouée. Le vent bousculant les pierreries lumineuses anime le hall aux sons compétitifs d’une multitude de bouches désorganisées.
F. baisse les yeux. Au sol, la mosaïque figure des bêtes. Petites, acharnées, se fourmillant les unes sur les autres comme en protection du vent froid qui les décourage de s’envoler. Elles se tassent sur les carreaux de céramiques et nulle ne veut, lui semble-t-il, visiter la troisième dimension.
F. sourit. Tracté par le vent et le froid, aiguisé des crissements qui déraillent du lustre qui pendouille, il doit s’engager. Il est entré, il doit poursuivre. Ne pas se contenter du milieu rassurant, ferme et habituel. F. lève les yeux, s’emplit les oreilles du murmure devenu vacarme de l’air qui tournoie. Il fait un pas, un autre, foule les petites bêtes dociles et passives de la mosaïque, ne s’y arrête pas. Ses bras s’écartent de son corps, son menton se relève, ses épaules se carrent, il fait encore un pas, encore un autre, traverse le grand cercle de vie animale au sol.
Il est, de l’autre côté.
Face à lui l’escalier. Une première marche. Intime. Caressante. Qui lui dit d’oublier le vent, de ne pas se brider au bruit des tempêtes. Qui dit qu’elle saura, s’il ose l’appui, le porter. F. regarde derrière lui. La porte a disparu. Il regarde par terre. La mosaïque n’est plus. Alors, résolument, il adopte la première marche, l’escalier, le courant d’air qui, semblant s’inverser, le pousse vers le haut.
Aspiré, F. fait le choix de naître au Château. Il gravit.
Dans l’œil cyclonique de la naissance, le calme est parfait. Le tourbillon, à l’arrêt. En étendant ses bras, F. pourrait toucher les parois de vent. Se retrouver emporté loin, puissamment, sans espoir de retour. Laisser le fil de sa vie à venir se débobiner dans les murs mouvants du souffle, laisser le cours de ses jours se dévider et voler, voler au loin. Mais au centre de l’œil, dans l’iris noir du cyclone, dans la pointe de sa pupille rien ne bouge. Le temps est arrêté. Le temps de la vie d’avant F., le temps de la naissance pas encore, le temps d’avant qu’il n’existe. Le temps que rien ne change.
Dans le calme du cyclone, F. écoute. Les murs parlent. Témoins de mille vies, les murs s’expriment de leurs voix caverneuses qui résonnent dans des fréquences peu communes, des basses fortes et lointaines. Les murs savent. Accrochés dans des cadres disparus aux traces à peine visibles – sous un certain angle, une certaine lumière, à certaines conditions – leur vieillerie témoigne d’anciens disparus. De naissances passées. De qui furent et ne sont plus. Les murs savent et scandent un hymne répétitif qui encourage, fait vibrer, appelle les morts à la rescousse.
Les murs ont le pouvoir de vie sur les morts, alors les morts viennent. Se réveillent. S’ébrouent de leurs tombes, urnes, rives du Gange ou Mont des oliviers. Se démêlent de leurs fosses communes. Se secouent, enlèvent la terre, le bois, le vent, les vers qui les ont couverts et sortent des murs en une lente procession qui vient dire « Oui ! » à la vie. Rythmée du passé qu’ils composent comme un tableau de souvenirs, agrégat d’hologrammes effacés qui reprennent vie par impulsions et figurent des villes, une famille, un bateau, des traversées. Un livre. Des chants. Des fleurs qui défanent à leurs rires silencieux. Des frères et des sœurs, des rejetés qui reviennent. Des vies effacées qui tournent autour des parois de vent. Une armoire à souvenirs où F. pourra piocher.
Pour F., les morts sont sortis des murs et dansent une vie à venir. Décidé, il leur tend les bras. Prêt à visiter les arcanes et les cimetières.
F. ne s’attendait pas. On n’avait rien dit. Jusque-là, il se débattait, pas plus. Il se délivrait. Il n’attendait rien. Ne ressentait qu’une furieuse poussée postérieure et frontale, pressions simultanées qui préparaient un cri exutoire.
F. ne s’attendait pas. En haut des marches – les marches : y revenir – il s’engouffre dans la première chambre. La pièce est vide. Haute. Elle sent l’essence. Le gaz. Le désinfectant. Un air délétère qui persiste. Les narines affectées pulsent en rythme des inspirations de F., les coins de la bouche se tendent à chaque souffle.
Quelqu’un, c’est sûr, est mort dans cette chambre.
F. fait le tour. Le plancher est d’un beau bois patiné, bien jointoyé, parfaitement lisse et vernis. Mais ancien. Sous les pieds on devine les tunnels patients d’insectes xylophages. Les coups de rabot, traces de ponçage, les efforts humains pour redonner vie à l’antique.
Le parquet silencieux sous les pieds nus réchauffe. Au milieu de la pièce, les traces laissées par quatre pieds de lit. Le lit, lui, a disparu. En son centre – là où, auparavant, son centre était – au milieu du rectangle pointé par les quatre marques de pied, un coffret. Assez petit, une dizaine de centimètres de côté. F. observe son couvercle richement orné de marqueterie d’ivoire et de nacre. Ses flancs en bois sculpté ajourés d’un moucharabieh qui laisse passer l’air.
L’odeur, c’est lui. F. en est sûr. L’odeur se renforce tandis qu’il approche en circonvolutions prudentes du centre de la pièce, qu’il entre dans l’espace délimitant l’ancien lit et converge vers le coffret. L’odeur se précise, elle devient plus complexe. L’acidité qui primait a disparu, elle est maintenant riche de vie, de fluides corporels. Le nez de F. l’attire au coffret, il s’agenouille devant lui. Pose ses narines contre un des flancs.
Il inspire.
C’est vertigineux, c’est tournoyant, c’est les vies autres qui d’un coup s’invitent et l’emplissent. Il sent sa poitrine gonfler de toutes les épreuves du passé, de tant de moments vécus. Les naissances, les vies, les amours, les morts. L’histoire se démultiplie. Il tourbillonne. La tête trop légère d’être en bas, le corps flottant de l’hyperventilation, la tête si légère de s’être agrandie pour être envahie, et tous maintenant s’invitent. Le nez de F. s’abouche au coffre, il le fouille de sa pointe, petit sanglier cherchant sa truffe, veut s’immiscer dans les interstices du moucharabieh, s’inviter à la source de l’odeur.
Mais l’intérieur n’est pas pour lui.
L’intérieur, c’est fini. Évacué. Achevé.
F. doit se contenter du sarcophage, et des bouffées d’humanité qu’il a exhalées. D’une dernière profonde inspiration il se relève. S’écarte du coffret. Attend un peu. Respire.
L’air dans la chambre ne sent plus rien.
Rempli des olfactions perdues, F. sort de la chambre.
Dans le couloir, la lumière est un fil tendu qui s’empare de F. lorsqu’il quitte la première chambre. La lumière l’embobine et les jambes de F. progressent sans faiblir, tout à la tâche qui l’attend : prendre de l’assurance. Fondre sur son ombre. Avancer sans faillir. Des mots qui scandent les pas de F. qui grandit. S’épanche. S’étire de toute sa hauteur, de toute sa largeur dans le couloir qui dessert… qui dessert…
Le couloir… que dessert-il ?
La longueur du couloir est difficile à appréhender. La luminosité qui explose empêche F. d’en voir la fin. Ce qu’il sait, ce qu’il perçoit, c’est la translation d’une source lumineuse qui se déplace à mesure qu’il avance. F. est conduit par la source, ses joues, ses cheveux, ses mains sont attirées, elles ne lui appartiennent plus, ses dents branlent dans leurs logements et s’avancent elles aussi. La lumière est magnétique. Impitoyable. Elle matérialise l’air dans une seule direction, lumière aveuglante qui masque les détails du couloir. Une porte, peut-être ? Une autre chambre ? Un tournant ? Un angle ? Un autre couloir ?
F. avance sans résister. S’approche de la fenêtre source de lumière. Ses mains se posent sur le verre.
Ouvrir, et sentir la puissance de la source.
F. s’appuie sur la fenêtre, il va l’ouvrir, et enfin savoir. Et la lumière tombe. Brutalement. Elle tombe comme au sol, dans un mouvement descendant, une chute de trou noir et devient obscurité. F. ne voit plus que sa main. Imprimée dans la vitre, noircie avec la lumière disparue, elle est fondue dans le verre, prête à fossiliser. Le couloir est silencieux. Sombre maintenant. Seules vibrations, l’air autour qui berce. F. tire à lui son bras, sa main. Une froide pâte de verre le colle et s’étire, il empoche un fragment de la fenêtre fondue.
Curieusement, rien ne le blesse. Ni le verre coupant, ni le verre fondu. Sa main est intacte.
F. regarde l’extérieur. L’allée est bien là, l’allée qu’il a remontée il y a longtemps déjà. Au bout de l’allée, la grille est bien là. Il ne se rappelle pas être passé par la grille, avoir remonté l’allée. Il se rappelle à peine le bruit de ses pas sur le perron de pierre, et la porte. La fenêtre assombrie lui rend sa main, dégage ses doigts des traces de verre qui s’accrochaient encore. F. se redresse. Attend quelques minutes. La lumière ne reviendra plus le chercher. Il fait demi-tour. Le couloir se révèle maintenant dans tout son clair-obscur : sa longueur, le plafond si haut qu’il paraît inaccessible. La porte de la première chambre, refermée, face à l’escalier qui arrive du hall. Juste après l’escalier, deux portes qui se font face-à-face. Au loin, tout au loin, une autre fenêtre. Une autre attraction. Une autre lumière.
F. remonte le couloir en direction du futur. En sens inverse. Lentement, cette fois. Il ne court plus, rien ne le tire, rien ne le propulse. Il est aisé, les semelles de vent, les pieds à quelques centimètres du sol. Curieusement, il flotte. Une sensation nouvelle qui paraît familière. Ses bras s’élèvent en toute facilité, ses pieds… oui, ses pieds ne touchent pas le sol. Il avance sans bruit dans le couloir, à son gré. Aucun craquement ne précède sa venue. Les lattes sont figées, il ne les effleure même pas.
La sensation est proche du temps d’avant, le temps de l’immersion totale.
Impossible, de s’en contenter. Malgré la légèreté, les frôlements délicats contre les murs du couloir, malgré la hauteur, les touchers, parfois, du plafond pourtant si haut, F. ne peut sans cesse voler. Son nuage l’incite, il doit atterrir aux deux portes jumelles et choisir.
Le contact des lattes le surprend, puis l’agrée. Ses pieds sont nus – il ne le savait plus – le bois est doux. Lisse. Presque aussi discret que l’air juste avant.
Maintenant, F. est posé. Pensif. Les portes sont maîtresses de surprises qu’il appréhende. Celle de gauche déborde légèrement de son cadre, comme un corps resté trop longtemps immergé, et gonflé. Elle n’inspire pas. Sur les côtés du chambranle, des petits mouvements se perçoivent, des vaguelettes superficielles qui semblent vouloir la dégonder.
Cette porte n’inspire pas. Elle effraie.
F. regarde sa jumelle. Bien rangée. Bien calée dans son encadrement. Le fil du bois bien droit. La surface bien lisse. Une simple poignée de métal doré au milieu du panneau.
Pas de moulures, pas de fioritures.
Oui, celle-ci lui ira.
La main tendue vers la porte droite, F. a fait le choix de la raison. Rassérénés, ses pieds sont tanqués et s’orientent vers la porte du choix. Il va ouvrir, découvrir son futur, d’autres traces du passé, un peu de présent – mais fugace, comme tous les présents – il pose sa main sur la poignée dorée aux reflets élégants mais qui restent discrets. Aucune ostentation dans cette porte bien élevée.
À peine s’il entend, dans son dos, les petits crissements de la jumelle de gauche, les débordements de son bois sauvage, meuble, une terre plutôt, et gorgée d’eau, des fils qui dansent dans l’air – mais F. ne les voit pas – et s’enlacent autour de lui, se tressent dans son air, affirment leur position de puissance au-dessus de sa tête.
F. va enfin entrer dans la chambre rassurante. Ferme et droite. La bonne chambre.
Ou pas.
Au moment de pousser la porte, la poignée déjà tournée, yeux fixés sur ce qui serait l’intérieur, les fils de bois souples et tenaces de la porte jumelle l’enserrent, l’attirent et l’emportent d’un trait, tout son corps aspiré violemment dans l’autre chambre. Celle que F., sans le vouloir, a choisie.
Il disparaît.
Revient à lui.
Ses sens alertés.
F. ne se souvient pas d’être entré dans la chambre. Il ne se souvient pas d’avoir franchi le seuil, de s’être allongé sur la table d’examen. Il a perdu la conscience des quelques secondes – minutes ? heures ? jours ? – qu’il a passés sans savoir. F. se rappelle seulement les prises qu’il a subies, les enroulements des lianes fines et solides qui sortant de la porte se sont emparées de lui, et l’ont immobilisé.
Il se rappelle avoir voulu l’autre porte, mais qu’elle s’est refusée.
F. est nu sur une table métallique, froide et longue comme d’une morgue. Jambes légèrement écartées, les bras le long du corps. Sous la nuque, un petit coussin cylindrique rempli de billes douces, qui le massent.
Il attend.
Au plafond, des textes sont inscrits, dans une langue étrangère, dans un alphabet inconnu. De longs textes qui couvrent l’ensemble de la surface du plafond. Il plisse les yeux, cherche un sens aux écrits disparates qui le dominent. Des formes s’illustrent brièvement dans les textes, mais brèves. Trop brèves. Peu visibles. Des kabbales indéchiffrables, sans exégèse, des injonctions qui, F. en est sûr, lui apprendrait à vivre. Si seulement il savait lire.
Entre les lignes, en profondeur, on lui dit autre chose. Une voix fait vibrer la table en métal, le son sourd et mat de sa chair plaquée contre le plateau l’étouffe un peu. Un peu seulement. D’entre les lignes au plafond sortent des vibrations étranges, chaleureuses, des basses qui massent son ventre exposé, son sexe à nu, qui poussent ses yeux plus au fond dans leurs orbites, qui pénètrent ses oreilles, ses narines, sa bouche s’il l’ouvre. F. est bercé, profondément, à l’envi. Il s’abandonne. Une chaleur douce l’envahit, elle illumine son corps partant de la tête, descendant au thorax, l’abdomen, s’égarant dans les bras, les mains, puis reprenant la voie du pubis, vers les cuisses, allant aux orteils. Soudain son corps est rouge et non plus blême, il luit dans la chambre, se reflète sur le plafond, projetant les images de ses éléments comme les îles d’une humaine cartographie. Ainsi, F. est expliqué. Peu à peu, les textes qui entourent les éléments de son corps se font plus compréhensibles, légendant ses parties au plafond. Une tête, avec comme texte « la tête », un bras avec comme texte « le bras ». F. est nommé précisément. Les yeux au plafond il se regarde, pressé de s’apprendre, faisant vite le plein de toutes les choses qu’il aura besoin de connaître de lui. Sa peau se dégage, le laissant bien à nu, peu à peu se dépose sur le plateau métallique, laissant l’écorché finir de lire.
Enfin nu de sa peau, F. sent une forte fatigue s’emparer de lui. Les phrases au plafond se troublent, les images s’estompent. Il s’endort sur le plateau métallique.
Quand il s’éveille, et il ne sait comment, il est vêtu, debout, sur le pas de la porte. En se retournant et levant la tête, il lit son nom : F., seule écriture encore affichée au plafond. Ainsi, nommé, il sort. Retrouve, seul, toujours le couloir. Plein d’espoir, renouvelé, mué, enfin né, au Château, il parle :
« Il y a quelqu’un ? »
Non. Seulement sa voix.
« Il y a quelqu’un ? »
Un dialogue inétabli se déroule en esprit, une triste parenthèse dans la visite solitaire. Sorti de la chambre métallique, F. se sent à l’étroit. Il aimerait s’épancher, étirer ses coudes, ses genoux, tendre la peau revenue, faire qu’elle soit plus grande. Il veut le partage, la parole et le don en échange de sa peau abandonnée sur la planche métallique, son lit de morgue, sa couche natale. Sans plus hésiter F. se dirige vers l’autre chambre, la porte en face, celle de son premier choix, sa première idée. Et cette fois-ci rien ne le tire, rien ne le retient. Il vérifie : la porte dans son dos est redevenue porte, inerte et lisse, toutes ses lianes enlaçantes rentrées dans leurs logements, discrètes, invisibles dans le fil du bois qui n’a plus rien de vivant maintenant qu’elle est satisfaite. Elle a prélevé son dû, sa part de chair, son ticket de peau, elle le laisse tranquille.
F. pose la main sur la poignée de sa porte. De l’autre côté, des sons, nombreux, variés, bruyants. Festifs.
Est-il attendu ? Sera-t-il accepté ?
F. tourne la poignée, entrebâille la porte. Le son s’exgouffre, troue ses oreilles, tape ses tympans et le fait vibrer tout entier. Une musique forte, ventée et percutée, un jazz oriental, tout en noir, pas connu. Il pousse la porte. Le panneau de bois qui pénètre l’intérieur repousse la musique qui s’enfuit par le plafond, par les fenêtres, qui disparaît entre les lattes du plancher.
Voilà : la musique est partie. Reste une vibration, longue à se dissiper.
F. entre.
L’atmosphère de la pièce est pleine de rires et de cris, nuages de la vie quotidienne d’un passé effacé – rien à voir avec le Château – un passé étranger. Rude et chaleureux. Dur et familial. Des femmes, des hommes, des enfants qui virevoltaient se sont évaporés à son arrivée, les traces de leurs pas sur le sol seules témoignent de leurs danses.
F. sort. Referme la porte.
La musique reprend. Différente, riche en sonorités andalouses, en roulements de tambours, gnaouas ou celtiques. Inconnue, encore, mais autre. De nouveau il pousse la porte, de nouveau le son s’arrête. À l’intérieur, les vapeurs colorées sont toujours là, pourtant elles ont changé. Les traces de pas sont visibles, mais elles ont bougé. Un autre univers qui s’exprime.
Encore une fois, F. referme la porte. La musique reprend. Il patiente, maître involontaire d’un jeu d’enfant dont il serait le soleil et la chambre serait pleine des un, deux, trois éléments qui s’animent à son aveuglement. Finalement, F. tourne le dos à la porte et progresse dans le couloir. Les sons de la chambre musicale s’estompent, reste à peine un courant d’air sifflé qui lui chatouille les oreilles, et le nargue. Abandonnant les passés, il fait quelques pas contraints dans le cours de sa destinée. F. imagine ceux qui pourraient être, ceux qui ne sont pas, ceux qu’il rencontrera, tous au bout de ce couloir qui lui semble « si infini ». Dans une grise lenteur, une triste paresse, il progresse. Le couloir est tortueux, malhabile, inhospitalier. Et F. se traine. Hésite. Atermoie. Refuse. La vie à venir semble morne, banale, déjà vue, déjà vécue. Rien d’original dans la fratrie qui l’attend, dans la parentèle qui l’accueillera au bout du couloir. Rien. Du. Tout. D’original. Martèle en capitales son cerveau mal préparé à la trivialité tribale.
Là-bas, au bout, sans répit, sa vie l’attend.
Une lumière ignorée jusque-là soudain l’aveugle : il a le choix ! Suivre, il n’y tient pas. Et n’y est pas tenu. F. peut changer le cours de la vie. Devenir l’aîné. Il suffit de plonger dans la rivière des âges, braver le flot du temps. Remonter son courant. En franchir les barrages. Il suffit d’une inversion des jours, des heures et des minutes, que les nombres des années deviennent négatifs. Alors, être soi deviendra être aîné. Le retour au passé le remet à l’heure juste. La pente néfaste du couloir sous les pieds de F. le forçait sur une direction, dans un sens, dans la ligne la plus forte, l’évidence, la tranquillité. La platitude. Mais la lumière fut, et il vit la possibilité d’être aîné.
La possibilité d’être aimé ? susurre son inconscient indocile.
F. ne l’entend pas, tout à la joie de retrouver place dans l’ancestralité. Dans le couloir, deux longues lignes de chaises occupées par des spectres se font face. Vêtus de parures sombres cousues de fil d’or, ils tiennent leurs mains croisées, posées sur leurs genoux joints. Ils attendent, la tête légèrement fléchie, les épaules un peu rentrées. Leurs cheveux sont longs, ou courts, raides ou frisés, ou bouclés, mais tous gris, fins et clairsemés. À travers les chevelures disparates aux allures presque factices, les peaux des crânes luisent tendrement. Sillonnées de vert à peine visible, tendues comme de vieux parchemins sur des rouleaux ou des cadres, elles reflètent une lumière jaune et caressante qui semble chanter à mesure que F. avance, accompagné par les murmures à peine audibles qui s’échappent des bouches entrouvertes. Les haleines, étrangement, ne sont pas de vieux, elles sont parfumées, légères, encourageantes. Nulle pourriture, nulle déchéance ne s’échappe des bouches tandis qu’elles commentent le passage de F..
« Il est beau… »
« Tu trouves ? Il ressemble à… «
« Mais non ! Regarde ses yeux, on dirait… »
F. ne comprend pas. Plus il s’approche d’une phrase qu’il a cru percevoir, plus les langues se mêlent, plus les mots s’entrechoquent, plus les phrases se découpent et se recollent, mais mal. Il ne comprend rien et sait pourtant qu’on ne parle que de lui.
Incertain, il continue d’avancer entre les lignes pointillées des silhouettes diaphanes qui gardent le chemin. Une vache, un fil suffit pour l’empêcher de quitter un champ, alors F. se sent vache, à cheminer entre les deux rangées, barrières fragiles et dépassées qu’il pourrait d’un pas traverser. Ce n’est pas la force qui le retient, c’est la puissance flétrie, le timbre imaginé des voix qui auraient pu, avant, lui percer les tympans et dont les sons devenus faibles gardent la marque de leur potentiel passé.
F. docile suit et entend des mots qui, encore, le concernent.
« Il sera… »
« Il ne fera pas… »
« Il a vraiment tout… »
F. aimerait parler aux spectres, savoir ce qu’ils étaient, avant, quand leurs cheveux épais, noirs et soyeux couvraient à peine l’énergie inépuisable des fronts et la puissance des oreilles, quand les yeux étaient féroces et ardents, quand les épaules larges et fières ne rétrécissaient pas sous le poids de vêtements pourtant légers, sous celui du temps qui ne passe plus. Il aimerait savoir leurs vies, leurs amours, leurs combats, leurs enfants, leurs épreuves, leurs savoirs. Il aimerait être le récipient infini des générations qui s’éteignent pour lui donner d’exister. Les têtes hochent à son passage, des mains griffues, aux tendons apparents se tendent. Mains décharnées qui, s’il en touchait, le mettrait F.. Mais il ne touche pas. Impossible d’attraper un esprit, impossible de saisir une main immatérielle.
F. continue de progresser dans l’allée des spectres. Peu à peu les voix s’éteignent, les hologrammes antiques s’affadissent, les chaises mêmes disparaissent dans le plancher, dans l’air, certaines s’enfoncent dans les murs, achèvent leur court passage dans la vie de F. qui inspire largement, rempli et libéré de ses accompagnants.
Seule reste, en fin de ligne, une chaise. Vide. Grande, haute, d’apparence solide. Son assise est tressée de vaisseaux sanguins, veines et artères entrelacées recouvertes de chair et de peau. Les derniers pas de F. lui confèrent une nouvelle substance, une présence solide et réelle. C’est la chaise de la transformation.
F. s’assoit, attendant de recevoir son corps en offrande. Il est prêt à naître d’une mare de sang. De fluides écarlates. De substances visqueuses et collantes. Naître à l’air, cesser de flotter. Oublier l’aquatique gestation des cellules et se voir viande vivante. Sentir la solidification, l’air qui stoppe contre la peau, les cheveux, les ongles, les yeux.
Avant, c’était humide, indistinct et sans frontière. De cellules minuscules en partitions multiples, en multiplications incessantes, en milliardisation des éléments fondamentaux, les bornes se sont faites sans se faire sentir, contenue dans l’eau originelle. F. a quitté l’eau-mère, maintenant, il s’affirme. Les muscles de ses jambes le dressent de l’intérieur, ils bâtissent, ils structurent, ils durcissent à la marche. Les muscles de son ventre, profonds et inspirés, le maintiennent, l’équilibrent, le rassurent. Ses bras, il les voit, sont fermes et robustes, musclés de naissance, sans l’once d’une graisse. Finie la matérialisation retardée, l’aquatique, le fluide, F. est de pierre, de bois, de fer. Et son cœur est battant. Son cœur est une puissance qui tonne aux oreilles et martèle la poitrine, son cœur vibre et pousse, grince et grogne, articule et profère. Bien enfermé, bien protégé, il manifeste.
F. aux temps aquatiques entendait d’autres cœurs. Celui, vital, de sa mère. Le cœur brutal de son père quand il s’imposait. F. entendait d’autres cœurs, mais là, maintenant, dans son enveloppe dure et ligneuse, son cœur l’assourdit. Il doit l’entendre. Oui, il doit. Il n’a pas le choix. Mais le vacarme le submerge. Le cœur bat trop fort dans sa poitrine qui demande, elle, de l’espace, a envie d’éclater, demande à se distendre sous l’effet des pulsations. Redevenir libre, retrouver l’eau et le large, les frontières indéterminées. Les bords infinis. Retrouver l’eau de l’avant, ne plus contenir, ne plus être battue.
Impossible. Le cœur n’adhère pas. Continue de cogner, tout à sa tâche de faire vivre, tout à son devoir de porter la vie en dehors de la mare originelle. Un long combat commence entre le cœur et son enveloppe, entre F. et son interne pompe.
Les yeux hagards autour de lui, F. cherche un avis dans l’allée des spectres. Une recette de savoir-vivre. Mais les spectres sont partis, les murs se sont tus, les sons de la chambre aux ancêtres ne lui parviennent plus. Seul, son cœur, toujours, défonce et cogne. Ne s’arrête pas. Une machine qui dépasse F., s’arroge sa volonté, préempte son désir. Le cœur frappe, excite, attise et tourne. F. est déboussolé. Ses yeux quémandent un exutoire, un canal disposé à accueillir son flot. Une fuite, une entrée, une autre pièce, une ouverture.
F. se lève et quitte la chaise de la transformation. Reviens sur ses pas. Arrivé au palier, il regarde vers le haut. L’escalier continue son ascension. F. ne distingue pas tout dans le clair-obscur ascendant, trois, quatre étages, peut-être plus, qui se superposent au-dessus de lui.
Le chat en F. décide de monter.
La première marche craque, assourdissant temporairement le battement dans la poitrine, et F. sourit. Le mouvement gagne F., écarte le cognement interne, étouffe la complainte du cœur et la remplace par une aspiration qui allège le pas et fait grimper, sauter, virevolter d’une marche craquante à l’autre, d’un pas qui claque au suivant. Le son de ses pas résonne sur les murs, s’élève en guidant F. vers plus haut, plus d’air, plus de liberté. Il court maintenant sur les marches, avale un étage, un second, un troisième. L’escalier s’offre à lui, ses marches sont une invite, sa rampe est un rail qui guide F. et l’insuffle.
De là-haut, une parole retentit. Une voix forte de femme. F. ne distingue pas bien, croit entendre « l’innommé, » croit entendre une promesse. Il croit et gravit, ne compte plus les pas, ne compte plus les marches, seules comptent les échos de la voix qui rebondissent avec lui. Là-haut, il sera. Là-haut, il verra. Là-haut, il comprendra. Et son cœur cessera de cogner.
L’escalier s’arrête.
F. est arrivé tout en haut. L’escalier se fond en un passage qui le mène à l’entrée d’une grande pièce.
Elle est là. Assise au centre, elle est petite. Toute petite. Minuscule. Bras croisés sur sa poitrine, elle est immobile. Sa voix, seule, bouge dans l’air de la pièce, soulève des tourbillons de poussière. F. ferme ses yeux balayés par les granules qui volètent.
« Viens », dit la voix. « Viens. »
Quand il rouvre les yeux, il voit. Avec grande clarté. Il voit une longue file d’êtres comme lui, des humains qui lui ressemblent, des amis, des sœurs et des frères. Des parents.
« Tu as quitté l’eau, tu as quitté le chaud, tu n’as plus d’hôtesse. »
Elle est plus petite maintenant. Encore plus. À mesure qu’elle énonce les étapes de la vie, elle s’étiole. Fane son visage. Flétrit sa peau. Ses doigts se crochent, ses ongles rancissent. Elle frotte ses pieds sur le sol devant sa chaise et creuse le plancher fait de sciure, de paillage, de pétales déposés. Bientôt, elle disparaîtra. F. doit lui parler maintenant. Ou bien jamais.
« Que peux-tu m’apprendre ? »
La voix, très forte : « Ce que tu ignores. »
« Que sais-tu, que je ne sais pas ? »
La voix : « Tellement. J’en sais tellement. »
« Qu’est-ce que… encore… ? »
La question s’est envolée. La voix s’est tue. F. est sans réponse. Son ventre se creuse sous la pression, des fourmillements attisent son intestin, son estomac est une éponge à essorer. Le reste humain finit de disparaître à ses yeux. Les oreilles tendues vers le vide qui s’est fait autour de lui, F. se tord. Un écho, « la douleur… l’amour… l’autre… », rebondit dans l’oreille et veut quitter son pavillon. F. ne le laisse pas s’échapper. Il concentre son acuité sur le son qui file et le suit à la trace. D’autres mots se font jour, « partage… jalousie… partage… ennemi… ». F. suit ses mots jusqu’au bord de la pièce.
La pièce ouverte sur le vide surplombe l’entrée du Château. Loin, si loin. Vertigineuse. Des mètres et des mètres de vide offerts à ses yeux. Il avance, un pas, un autre pas, le vide est accueillant de pureté, de solitude agréée, le vide est rassurant, l’air, la blancheur, la lumière.
F. étend ses bas, prend un appel, un, deux trois pas en plein rêve.
La voix revient. Elle est dans son dos maintenant et lui dit de ne pas. Qu’il ne faut pas. Qu’on ne doit pas.
Alors, il ne pas.
Se plante et observe. L’atrium du silence est grand ouvert devant F.. Les bords en sont lointains, le plafond est en ciel pur, les murs, en air. Le sol, de nuages. Et le silence. Plus un son pour lui dire ce qu’il est, où aller, ce qu’il doit faire. Plus un bruit, plus une voix, plus une onde qui parcourt l’espace. F. est seul face à l’atrium du silence, et il crie. Extirpe ses poumons, baudruches sillonnées de vaisseaux pour chercher l’air à l’extérieur. Les organes suivent, le cœur, l’estomac, le foie, la rate se dirigent vers la sortie. Son cri le retourne comme un gant, sa peau devient intérieure. Dans l’atrium du silence, F. pourrait s’inverser, voler là où d’autres ont marché, s’élever là où tous ont plongé, d’une grande enjambée silencieuse sortir du Château comme ses poumons sont sortis de lui-même.
Mais il ne pas. Au lieu, il inspecte. Les lobes fractals flottent devant lui, à hauteur d’yeux, ils se gonflent et se dégonflent rythmiquement toutes les quatre secondes d’une respiration apaisée. À l’inspiration, la structure interne de ses éponges se distend, se dilate et ouvre ses multiples anfractuosités à l’oxygène qui s’engouffre. Puis le sang régénéré quitte les poumons et s’enfuit dans le corps, pulsé par le coeur qui bat à côté.
Calme, ce cœur. Calme et fidèle. Calmes aussi, ses poumons, calmes et solides, sans détour, bien capables d’aérer. Et son estomac. Et son foie. Ses occupants exposés devant lui le troublent. Il aimerait leur parler, leur dire ce qu’il pense, les remercier, aussi, de leur coopération. Mais, alors que ses organes sont dehors, que sa vie investit l’atrium du silence, au su de tous, bien visible, bien partagée, F. réalise que sa voix, elle, est restée intérieure. Les paroles inaudibles refusent de sortir. La voix se répercute dans son enveloppe désertée, elle cabosse de côte en côte, de vertèbre en vertèbre, d’os en os, elle cogne contre les parois de l’enveloppe vidée de substance. Prisonnière. F. respire, oui, F. pulse, oui, il digère et filtre et métabolise, oui. Mais l’atrium du silence ne résonne pas de ses mots. Et l’ineffable le grignote de l’intérieur.
F. ferme les yeux le temps de quelques dernières respirations. Puis il rapatrie ses organes un à un, les fait rentrer à l’intérieur, les replace bien serrés les uns contre les autres, à peu près à leur place. Il vérifie : la composition interne est solide, stable, fonctionnelle. Le coeur bien à gauche, les poumons bien centrés, le foie à sa place, l’estomac recalé. Face à lui, l’atrium est vidé. Seul subsiste la vue sur l’extérieur, le bleu du ciel, un nuage, l’entrée du Château tout en bas, et un bout de soleil qui tombe vers la gauche.
F. recule, se retourne et s’en va. Se raclant la gorge, il retrouve la voix.
« Le Château, c’est chez moi » dit-il, confiant en l’avenir.
F. fait demi-tour, laissant le vide derrière lui, et rentre à l’intérieur du Château retrouver les présences familiales. Une mère, des sœurs, un père, des frères si jeunes, des familles étendues. Et s’il leur parlait… et s’il leur disait… et s’il était temps qu’il se présente, enfin ?
Il se tient droit dans le couloir. Soudain des mots s’invitent, sans prévenir, petits amas de lettres mélangées qui se forment à son insu dans l’esprit, se déplacent discrètement vers la langue, la gorge, les lèvres et d’un souffle s’extraient sans le concerter. Leurs sens s’échappent dans un tourbillon d’air pur et rafraîchissant, F. est l’arbre du Château et ses mots sont un oxygène qu’il rejette avec générosité. Des nez s’invitent autour de lui, une foule de nez qui inspire bruyamment à la recherche des sensations qu’il doit procurer. Cela pourrait être sa place : donner. Être source de plaisir, être là pour exprimer des fragments de bonheur, et les dispenser.
F. marche dans le couloir, tout à la joie d’envoyer des messages aériens, des offrandes qui se matérialisent, ses holocaustes sont des hologrammes. Ses mains dans le vide décrivent des courbes d’invite, il s’adresse à l’éther en toute confiance, certain d’y trouver les gemmes de famille qui lui manquent et pour lesquels il respire. Son souffle est de plus en plus profond, une aventure intercostale qui creuse son ventre, engage ses poumons, il n’est qu’un énorme poumon qui inspire, expire, inspire, expire et ainsi, s’exprime.
Au-dessus de lui, une ombre plane.
L’ombre le suit, mais de haut, et F. ne la voit pas. Tout juste sent-il un nuage d’humidité délétère s’aboucher à ses émanations, son oxygène généreux s’empêtrer d’une eau lourde. Tout juste entend-il un râle long et régulier, une horloge de la mort qui l’appelle sans s’arrêter. Tout juste s’il perçoit un début de froid qui touche le sommet de son crâne, les pointes de ses oreilles, ses pommettes, puis descend sur ses épaules, ses omoplates, le creux de son dos. Ses reins.
F. lutte de tout son ventre, de tous ses poumons qui continuent de gonfler entre les côtes mais le froid qui le gagne est sans pitié. Et toujours, le râle qui maintenant forcit et devient presque intelligible. Plus qu’un râle, une parole répétée, un mantra de froideur qui tourne autour de lui. Le râle, il le comprend maintenant, est un nom. Un nom connu qui se répète infiniment dans les gouttelettes de froideur, dans l’humidité décourageante, dans les sifflements, maintenant, du vent – un vent né d’autre que lui. F. ne peut plus expirer pour les autres, il doit consommer, son oxygène défaille, il en a besoin et ne peut plus donner. Et ce nom, son nom, retentit de plus en plus fort, raclé contre ses parois internes, frotté contre ses côtes, balancé entre ses oreilles. Son nom dit par l’ombre l’entoure et l’efface.
Soudain, il disparaît.
F. est redescendu en courant. Fuyant l’ombre, il a roulé sur lui-même, manquant de se fracasser la tête contre une marche plus hardie que les autres. Se tordant la cheville. Roulant, boulant, roulant, boulant, deux, trois, quatre, des, étages, il n’a pas compté, il a vu passer en stroboscopie le hall et la porte d’entrée, a continué sa descente, encore un, deux, encore plus d’étages vers le bas, rejeté sans répit de la rampe à la cage de l’escalier.
Voilà. Il est en bas. S’arrête. Se trouve debout. Solidement debout. F. ne sait pas comment lui est revenu l’équilibre, mais il est stable et entreprend les premières marches d’un nouvel escalier, petit, étroit et sombre, raide, un escalier qui certainement le mène au sous-sol profond. L’escalier s’obscurcit à mesure qu’il descend et, étrange phénomène, semble rapetisser. Ses marches plus étroites, ses murs rapprochés, son rayon de courbure qui diminue forcent F. à plus d’attention. D’autant que la lumière… oui, la lumière… enfin… ce qui atteint les yeux de F. n’est plus tout-à-fait de la lumière. L’impression est tactile plus que visuelle, un air visqueux et masquant qui recouvre telle une humeur sa pupille, son iris, le blanc de ses yeux. À travers, F. ne voit plus les détails de l’escalier, pourtant il avance toujours, ses pieds trouvant sans effort la marche suivante.
La lumière… oui, la lumière… l’impression de lumière sur ses yeux disparaît tandis qu’il descend une dernière fois puis s’arrête net.
Plus de marche. Plus de vide sous ses pieds. Simplement, deux murs de part et d’autres, un troisième face à lui, qui marquent la fin de l’escalier.
Le mur qui lui fait face, improbable fanal, est d’une rougeur flamboyante. Ses pans de flamme bougent devant lui, étranges flammes qui ne chauffent pas, ne font pas mine de le brûler, ne lui grillent pas la peau. Elles dansent devant lui. Pour lui ? s’imagine F., et il entreprend de les traverser. Un pas, deux pas, encore un, les flammes sont tout près maintenant, il peut les toucher. Alors, il tend la main. Traverse le rideau animé, les rougeurs exaltées qui le séparent de l’autre monde.
Encore un pas.
Au milieu de la paroi dansante, son corps s’intègre. Devient flamme. Sans douleur ni effort, sans peur ni ambition, F. est adopté par le feu qui ne brûle pas, les flammes qui ne blessent pas. Il s’immobilise au milieu de la paroi, ferme les yeux, la bouche, et inspire profondément. Les flammes le pénètrent, elles s’insèrent sans violence ni hésitation, les flammes l’emprisent et le contiennent. Elles sont douces, ces flammes, elles sont tendres. Le corps de F. s’indistingue alors qu’il inspire de plus en plus grand l’odeur bonne du feu, son corps se dépose en petit tas fondu à ses pieds – mais il n’a pas souffert – ses pieds s’impriment dans la pierre en fusion du sol – mais ils n’ont pas eu mal – et ses mains… ses mains qui étaient posées le long de ses cuisses… ses mains se serrent l’une à l’autre et pointent vers le haut.
Sur une dernière inspiration, F. s’abandonne. De lui, les flammes disposent. Puis disparaissent.
F. se reforme. Progressivement. Bientôt, se retrouve identique. Nulle trace de flamme, de paroi, de son holocauste. Nulle trace, nulle chaleur, nulle odeur. Seuls sous la peau de son avant-bras droit juste au-dessus du poignet, des vaisseaux rougeoyants qui s’allument et scintillent comme parcourus d’électricité. La marque d’avoir été un instant éternel.
Dans le sous-sol du Château redevenu sombre et tranquille, F. s’assoit, ferme les yeux et s’endort. Lorsqu’il sort de la chaleur engourdissante, ses yeux s’ouvrent. Ou plutôt, ils le tentent. Son nez perçoit une présence proche, une source de chaleur humaine, animale, odorante qui s’invite dans son univers. Les yeux de F. n’ont pas trouvé la lumière, mais son nez, son souffle, ses oreilles sont activées par la présence.
F. n’est plus seul au Château.
Allongé sur le sol en terre battue, les bras le long du corps, la tête bien calée par une pierre étonnamment confortable – elle s’adapte parfaitement à sa nuque, F. n’en revient pas ! – il ne dort plus. Les yeux fermés, il inspire à grandes goulées gourmandes les effluves de l’inconnue – oui, la présence est d’une femme – qui a créé un espace commun. La bulle qui les contient est large, spacieuse, enveloppe élastique remplie d’une mousse douce, F. sans bouger a l’impression d’évoluer à l’intérieur de la bulle, l’Inconnue est une dauphine et lui un dauphin et ils nagent et s’entremêlent, leurs deux corps tournent dans un liquide porteur, sans effort, respiration évidente, mouvements souples et aisés. Légèreté partagée.
F. est immobile, pourtant il voyage. De grandes traînées bleues cinglent son champ de vision, traînées scintillantes quand elles écrivent le sillage de l’Inconnue, traînées plus hachées quand F. recroise ses propres traces. Traînées poussiéreuses, oui, mais d’une poussière lumineuse, humectée, qui s’infiltre avec aisance dans les narines pour tapisser les poumons d’une odeur rêvée. Les bulles qui ressortent par le nez de F. se mêlent dans le bleu aux expirations de l’Inconnue qui semblent lui parler. Oui, F. qui n’entend pas est convaincu que les bulles se parlent car elles s’accouplent, fusionnent en de petites éclatements de surface, comme deux bulles de savon qui s’abouchent et croissent. F. est curieux de ces unions, il aimerait entendre l’inconnue qui danse dans l’eau commune, s’approcher d’elle et enlacer son corps de dauphine de ses muscles marins. Mais seules les bulles continuent de se mêler. Une forte conversation se tient dans l’espace entre-deux, une conversation sans bruit mais à l’intensité sans doute et qui dit, oui, qui dit tout ce qui n’était pas dit, qui dit, enfin, tout ce qui restera tu : les regards échangés, les approches délicates, les mains qui se frôlent, les airs qui s’agitent au froissement d’étoffes, les instants multiples de rencontre terrestre qui sont ici filtrés par le bleu, et pourtant ils existent.
F. est chaviré.
Il se noie dans l’eau de l’Inconnue, ne sait plus se poser, rien n’est plus pierre, terre ni air, il est tout eau autour de l’Inconnue et s’enchaîne à elle dans une multitude de bulles, jusqu’à la dernière qui éclate et fait jour devant les yeux de F. enfin ouverts et projette dans son ciel une seule phrase : « Ne me dis plus Inconnue. Je m’appelle Frieda. »
F. se réveille en sursaut. L’air est toujours sombre. La bulle a disparu. L’eau s’est évaporée. Seule rémanence, une phrase : « Je m’appelle Frieda. »
F. se redresse et s’assoit. Ses mains touchent la terre, cherchent le corps, son nez palpe l’air épais, traque l’odeur. Ses oreilles pointent vers le ciel, s’attardent au moindre bruissement, au plus fin son provenant d’entre les murs distants.
« Frieda, du Village ? » demande F. à haute voix. Mais la phrase a disparu. Nulle réponse n’apparaît.
F. parfaitement réveillé parcourt la petite pièce dans laquelle il s’était endormi. Rien autour de lui n’est aussi clair que lorsqu’il ne voyait pas. Il se lève et part à la recherche de Frieda. En rêvant, en écoutant. En laissant filer les mots de Frieda le long des oreilles, sous les tempes, dans le cerveau, qu’ils se perdent dans les circonvolutions et deviennent inanes. Ou qu’ils rebondissent contre la boîte crânienne, se griffent les uns les autres, se bousculent et se détruisent. Ou encore – cas rare mais plus intéressant – qu’ils descendent le long de l’œsophage de F. jusqu’à son estomac, traversent la poche acide, s’épanouissent dans les recoins de son intestin. Et que F. les digère.
Les mots de Frieda parlent d’une histoire d’amour. Mais triviale. Mais roulée dans la poussière. Les mots de Frieda parlent d’une rencontre indispensable. Mais triste. Mais perdue. F. a ingéré les paroles de Frieda et les a replacées dans leur histoire étrange, oubliée, venue d’ailleurs, une histoire où il était question, oui, d’un château, d’un village et d’une union. Une histoire qui fait question, aux mots vite indistincts car les murs du Château ont absorbé leurs résonances et F. ne les a entendus qu’une fois. À peine sortis de la bouche ils ont filé et disparu, parfois avant même d’avoir fait vibrer sa membrane, allant s’enfoncer entre les pierres mal serties des murs des basses-fosses du Château.
F. réalise, oui, qu’il est emprisonné. Les parois de feu qu’il a traversées sont devenues rigides, refroidies, les parois d’amour qu’il a tenté d’accoupler sont devenues solides, immuables, les mots de Frieda qui l’entraînaient dans la danse bleue se sont échappés. F. s’affole, il court à tâtons, ses mains trouvent aveuglément les pierres chaudes et vibrantes, un coussin d’air guide sa paume contre les murs, l’attirant dans une direction infinie. F. percole entre les pierres, les poussières, les vieilleries accumulées qu’il trébuche ou évite au hasard, il progresse mais le ventre du Château est profond. Ses recoins, insondables. Ses détours, imprévisibles.
Dans le ventre de F., les mots de Frieda font nid et enfantent d’un petit dialogue impromptu.
Qui es-tu ?
L’arpenteur.
Que fais-tu ?
Je mesure.
Pour qui travailles-tu ?
Je n’en sais rien.
Et que veux-tu ?
Vouloir, vouloir… toujours vouloir… est-ce que je sais, moi ? Ce que je veux… ce que j’aimerais, oui, voilà : j’aimerais savoir ce qu’on devient, savoir ce qu’on fait, après, de la peau qui recouvre notre rouge et qui nous protège. Savoir à quoi servent nos organes quand ils ne sont plus en vie, savoir ce qu’on fait du sang qui bouillonnait, de l’oxygène qui fouettait mes cellules pour bander mes muscles, gonfler ma verge, aérer mon cerveau.
D’accord. Mais de moi, que veux-tu ?
De toi… oui, de toi, je voudrais me rouler dans la terre et m’imprégner de ton corps. De ta chaleur. Me perdre en ton sein. Ne plus sentir l’isolement. De toi je voudrais perler mes gouttes de sueur et te les étaler sur le corps avec le dos de la main. De toi je voudrais…
Stop ! Tu n’y es pas ! Tu ne me comprends pas. Tu ne me connais pas.
Non, Frieda. C’est ainsi. Je ne te connais pas.
Alors…
Alors… ?
Alors, cherche.
Frieda est partie, du moins, son ectoplasme, apparu brutalement à F. aux tréfonds de sa grotte et qui l’a réveillé d’un drôle de rêve où il mesurait sans espoir de conclure la longueur infinie des murs d’enceinte du Château, est parti. Restent, dans les poings serrés de F., quelques marques de son agitation, et une nouvelle détermination : retrouver les traces de Frieda. Alors, creuser. Sous la terre, la trame, fils tissés des générations passées qui se tendent, se croisent et s’agrippent. Parfois, se déchirent. Souvent s’entremêlent.
Dessous, F. découvre les fondations.
Le Château a une histoire. Longue, sombre, d’un doux éclat de bronze juste luisant, fondue de génération en génération depuis que la lumière fut. Elle s’écrit, ou se dit, ou se sent, de maîtresse en maîtresse du Château. De maîtresse, oui, voilà qui apparaît enfin aux yeux de F. : le Château n’a pas de maître. Seulement des maîtresses. Son histoire est vulvaire, reproductrice et sereine. Aucune guerre de succession ni prise de pouvoir meurtrière, aucun épanchement de sang autre que celui qui rythme la vie et les naissances.
F. croit comprendre maintenant. Il entrevoit le rôle de Frieda, ses paroles qui l’ont attiré ici. Qui l’ont retenu. Les mots échangés qui n’ont d’autre but que de lui trouver une place, et qu’il la prenne. La fasse sienne. S’inscrive lui aussi dans la lignée du Château. Il a erré d’embryon en naissance, de naissance en enfance, d’enfance en grandeur, il a erré dans les couloirs et les corridors, les vestibules et les halls, les passages et les entrées, les portes et les portes. Il a erré d’étage en étage, de sous-sol en combles, de chambre en chambre, de dehors en dedans, de fenêtre en ouverture. F. a erré. Ignorant. Inconscient. Désorienté. Accueilli sans comprendre, il saisit maintenant : les mots de Frieda sont éternels. Ils disent l’unicité du lieu, l’unicité de son rôle, ils disent la nécessité de poser une marque pérenne entre les murs du Château. Sa marque. Leur marque. De lui et Frieda. Une nécessité de prendre la suite, trouver sa place, tenir son rang. Et l’évidence que tout le reste déçoit. Futilise. Inutilise. Agrémente les jours et les heures, accumule les mois et les années en comptabilité du temps qui reste à la mort. Le reste, hors Frieda, hors le Château, n’est que décompte et survie. Ici est la vie. Le sens du présent. La preuve du passé. L’engagement du futur.
Ici est la vie.
F. est hilare de sens. Il inspire bruyamment, la tête lui tourne, il se sent léger, ses pieds décollent, s’agitent dans l’air, son corps derviche se jette en spirale et il danse dans l’attente de Frieda qui lui doit des mots, encore, et donner ses pensées en offrande.
La vision de Frieda se floute à mesure qu’il tourne et que le vertige l’emporte, que sa tête se vaporise, que le corps accélère. La vision de Frieda s’estompe et son esprit qui déraille se demande : s’agissait-il bien de Frieda ? De sa Frieda ? N’était-elle pas elle aussi vision d’une spectre, émanation d’une âme ancienne venue lui enjoindre ? Et ne doit-il pas encore chercher, encore traquer, encore pister sa véritable Frieda qui doit, oui, l’attendre ?
S’agissait-il de cela, simplement de cela ? Entrer au Château, en explorer les recoins, en franchir les obstacles, et trouver Frieda ? S’agissait-il bien de cela ? F. est confus tandis qu’il toupie en plein air, les pieds décollés du sol, les yeux incapables de retenir les murs qui défilent à une telle vitesse que les joints entre leurs pierres forment bientôt des lignes infranchissables, et voilà F. encerclé par des lignes grisâtres qui le maintiennent en place et l’empêchent de s’envoler.
Il est en folie. D’une spirale ascendante décolle du sol et prend son envol.
Le Château ne finit pas car il n’a jamais commencé.
Tandis qu’il grimpe sur les parois de son propre maelstrom, une petite phrase s’invite et le tourmente.
Le Château ne finira pas car il ne commencera jamais
La petite phrase pique et pointe entre ses côtes, cravache ou aiguillon qui le fait monter plus vite vers l’extérieur. Vers la sortie. Hors du sous-sol aux mystères. F. a compris le Château. Il en a perçu l’étendue, tracé les lignes, exploré les recoins, hauteurs et profondeurs. F. a développé sur ses plans détaillés des escaliers, reporté des murs et des portes, découvert des caches et des pièges. Le Château est couché sur un papier épais aux plis bien marqués, comme soulignés d’un ongle féroce, car F. est précis et son reportage se doit d’être exact.
Pourtant.
Pourtant…
Il manque.
Il manque…
F. refraine ces mots sans suite et s’échappe au grand jour.
L’extérieur est constant. Inchangé. Apaisant. De retour sur le perron, la lourde porte d’entrée dans son dos, F. retrouve la lumière dorée. Le vent. Les bruissements asynchrones des feuillages dans l’allée. Les mollusques fossiles incrustés dans la pierre. La perspective étirée de l’allée centrale. Au loin, la grille du combat. Rien n’a changé, si ce n’est F.. Il inspire à grandes goulées extatiques. Ses poumons acquiescent, son nez palpite, il se sent libre de tourner le dos au Château et repartir en sifflant, mains dans les poches, pieds allégés, ventre comblé.
Il pose un pied sur la première marche du perron.
La porte lourde grince. Semblant l’appeler. F. croit entendre son nom derrière le crissement du bois noir, dans le courant d’air qui s’échappe de l’entrebâillement. L’air le suspend alors qu’il tente une jambe vers la seconde marche. L’air le retient, puis l’attire. Son nom ne fait plus de doute maintenant. Et derrière son nom, une suite de mots qui se placent, désordonnés, pour finir en une phrase : il manque une union. Le Château ne le laissera pas s’en aller, car il manque une union.
F., sorti de la basse-fosse vertigineuse, ne peut repartir comme il était venu, seul, ignorant. La voix de Frieda lui précise : tu dois trouver à t’unir ici. Tu le dois. Alors F. retourne à l’intérieur retrouver le hall l’escalier le couloir les chambres et le reste. À la recherche d’un endroit où s’installer. Et puis s’unir.
Le mot « s’unir » a traversé les circonvolutions du cerveau de F.. S’est perdu. A rebondi de neurone en neurone en suivant les synapses éclairant dans une intention particulière un chemin sous le crâne qui maintenant ressemble à une carte. La carte du mariage de F., de son union permanente avec celles du Château. Les femmes, ombres ou spectres, chair ou squelettes rencontrées depuis son entrée. Elles sont autour de lui dans le hall et il entend leurs injonctions. Leurs demandes. Leurs désirs. Tandis que son nom retentit au-dessus, par-delà, loin, là-haut. Son nom s’est teinté de l’espoir d’accoupler. Mais avec qui ?
Frieda a disparu d’un au revoir définitif, ne laissant pas de place pour un recommencement. F. n’est pas déçu de sa disparition. Il n’attendait rien de Frieda, ayant vu dans ses yeux intenses qu’elle était d’une génération autre, ancienne, passée. F. cherche son union dans le tumulte acoustique qui l’entoure, y décèle une voix. Une voix au timbre percutant et rauque à la fois, voix multivoque qui chante, parle et crie dans le même souffle. Une telle voix, sûrement, saura insuffler ce qui manque à sa vie. La voix domine au-dessus de celles des amies impuissantes et des promises abandonnées, elle trône au-dessus de l’accumulation des échecs qui s’efface et gémit. Elle perce, plane et pointe du haut des notes qu’elle émet en direction de F., qui la suit. S’envole dans le hall sans besoin d’escalier pour le soutenir, sans marche ni rampe ni aide d’aucune sorte. Ses pieds battent l’air et il plonge vers le haut. Montant dans la cage, il suit la voix qui le tracte de ses cris brefs et jappements joyeux vers l’union, oui, vers leur union, là-haut tout là-haut, dans l’air. Presque arrivé au sommet, la tête sur le point de cogner, F. s’arrête net dans un équilibre novice.
Dans ce nouveau monde, l’attraction de la voix équilibre celle de la terre.
F. reste flottant, entre deux airs.
La voix d’Olga – oui, c’est d’Olga qu’il s’agit – rit une note longue modulée de petites vibrations et variations, mais il s’agit d’une même note. Une note qui dit exactement une histoire. Une seule histoire. L’histoire de la rencontre avec Olga.
Oui, F. va s’unir à Olga. Comme il est dit : tu prendras homme, et femme te prendra.
Comme il est dit : sous le dais de l’union tu verras l’homme, et femme te verra.
Comme est dite de manières variées, toujours circulaires, jamais contestées, l’obligation de la noce.
F. précipite. Son corps propulsé vers le bas atterrit sans heurt ni violence dans le hall. Il se regarde dans les mosaïques réfléchissantes, il croise du regard son ombre projetée sur les murs, il tend l’oreille pour entendre son souffle réverbéré partout autour de lui, comme un bruyant cyclone.
Comme il est dit : tu trouveras, ici, raison de rester.
Comme il est dit : tu trouveras, ici, l’obscurité de la chambre à s’unir.
F. s’ébroue. Secoue ses épaules. redresse le torse. Se tient bien droit et pivote lentement autour de lui-même, comme à la parade. Dans son champ de vision se trouvent des femmes multiples. Certaines vivantes, d’autres suggérées, d’autres encore, évanescentes. Elles ont en commun des yeux qui le cherchent. Le jaugent. Le soupèsent. L’inquisitent. Des yeux qui estiment son intérêt, le cas qu’elles feraient d’un F., la possibilité d’une union. L’impossibilité. Des yeux verts le percent, il s’arrête sur eux. Les partage. Ils le fixent. L’invitent à retenir son souffle le temps que s’exhale le parfum qui les anime. Des yeux verts aux cheveux roux qui se nomment Olga.
Leur seule histoire est née d’une rencontre fortuite, de l’échec d’une entrée, de la conquête impossible. Leur seule histoire est forte de la réalité de F. au pied des murs du Château, de la contrition d’Olga, des arrêtés nocturnes qui empêchent toute évasion.
Comme il est dit : tu trouveras homme, et femme te trouvera, et unis vous serez aux nuages de la vie.
Comme il est dit : jamais homme ne perdra, jamais femme ne perdra, jamais l’union ne défera. Car elle est universelle et pérenne.
Olga avance et, de ses pas, sans ménagement repousse toutes les silhouettes des possibles féminines qui gravitaient, tous les souffles odorants et parfums étrangers qui empiétaient. Elle s’avance vers F. qui, centré, ne bouge plus, et attend.
La noce va commencer. À cette noce, F. pourrait s’arrêter.
Recevoir Olga en offrande, poser son train de pensées sur les dalles de l’entrée, ou bien se reposer dans une des chambres et convenir avec Olga de la chance qu’il avait. Il pourrait s’en tenir là, festoyer, célébrer, glorifier le corps et l’esprit dans l’union.
Mais, si Olga…
Ou alors, il pourrait devenir maître du Château sans autre forme de procès.
Mais, si Olga…
F. pourrait inviter ses précédents aux noces célébrées à la va-vite, en urgence de ne pas rester seul au Château. F. pourrait creuser les murs, entrouvrir des passages, enfoncer des béances, trouer le Château et s’en faire le dompteur.
Mais, si Olga…
Car F. n’a pas su résister. Fasciné par la beauté, impressionné par les cheveux roux aux yeux verts, étranglé de pression par les mains aux longs doigts fins et forts qui le prennent en gorge et le canalisent. F. n’a pas su résister. Il n’a pas, F., pu transformer le Château en vulgaire maison pour y habiter. Il a regardé Olga et a vu en elle, une châtelaine d’exception, une puissante seigneure qui méritait d’investir le Château, non de le détruire.
Mais, si Olga…
Oui, si Olga l’avait voulu, elle l’aurait convaincu de déposer les murs, de pousser les murailles, fondre la grille en une boule informe de métal brûlant qui refroidissant aurait roulé le long de la colline jusqu’à se perdre au fond de la rivière. Elle l’aurait convaincu de brûler la porte, moudre le perron jusqu’à ce qu’il redevienne le sable qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être. Elle l’aurait convaincu d’inonder les caves, faire tomber les verrières, de ne pas garder, oui, même, de ne rien garder, de tout jeter, et que rien ne subsiste du Château.
Mais, si Olga…
Si Olga avait, mais elle n’a pas. Si Olga voulait, mais elle ne pas. Si Olga, mais F. n’a.
Mais, si Olga…
F. déambule dans son Château au bras d’Olga, parcourant toute l’étendue de leur demeure sans en perdre une syllabe. Car il a épousé, elle est demeurée, ils sont devenus. La petite vrille qui taraude le cœur de F. n’en finit pas de tourner.